7 janv. 2015

contes magiques le taoïste

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)
d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"
L'édition d'art, H. Piazza, Paris, 1925, 216 pages.


Le taoïste

Monsieur Han était un homme du monde qui aimait la société. Monsieur Siu, qui habitait au même quartier, allait souvent boire chez lui. Un jour qu'ils se trouvaient réunis, un moine taoïste agitant son écuelle de bronze passa devant la porte. Les gens de service lui jetèrent de l'argent et du riz, mais il n'en voulut pas, et restait là. Les domestiques se fâchèrent et rentrèrent sans s'occuper de lui davantage. Mais Han, qui avait entendu le bruit de la querelle, demanda à ses gens ce qui était arrivé ; ils le lui dirent, et au même instant le moine survint. Han le pria de s'asseoir ; le moine obéit, après avoir salué de la main le maître et le convive. On l'interrogea, et on apprit qu'il habitait, à l'est du faubourg, un temple en ruines.

— Quand donc, fit Han, êtes-vous allé percher là ? Je n'en savais rien, et m'accuse d'avoir manqué à vous rendre visite.

— Je viens, répondit l'autre, de la campagne et n'ai pas de relations. Mais ayant entendu parler de votre générosité, j'ai eu le désir d'être invité par vous.

Han fit apporter une tasse et le moine se révéla buveur de premier ordre. Siu, en voyant ses habits usés, se montra à peine poli, car il était un peu orgueilleux ; mais Han lui faisait le meilleur accueil. Le moine but d'un trait plus de vingt tasses, et prit congé. Depuis lors, il fut de chaque réunion. S'agissait-il de manger, il mangeait ; de boire, il buvait. Han lui-même était ennuyé de son indiscrétion. Un jour qu'on était à table, Siu lui dit pour se moquer :

— Vous êtes depuis longtemps notre convive. Ne nous recevrez-vous pas une fois à votre tour ?

Le moine sourit et répondit :

— Je suis comme vous, je n'ai que mes deux bras pour nourrir mon bec.

Siu embarrassé ne trouva rien à répondre ; le moine poursuivit :

— Tout de même j'en ai depuis longtemps le désir sincère, il faut nous réunir et je ferai mon possible pour vous offrir quelques tasses d'eau claire.

En partant, il leur donna rendez-vous pour le lendemain à midi. Ils doutaient de sa promesse, mais le trouvèrent qui les attendait sur la route. Ils entrèrent dans une sorte d'enceinte neuve, où les pavillons se pressaient comme des nuages, et s'en montrèrent surpris.

— Voilà longtemps que nous n'étions venus. Depuis quand ces réparations ?

— Pas longtemps.

Puis ils entrèrent, et trouvèrent un luxe que les plus riches maisons n'atteignent pas, et qui les saisit d'admiration. Une fois assis, un repas leur fut servi par seize jeunes garçons aux robes brodées, aux souliers rouges. Tout était excellent et en abondance. Ensuite un autre enfant offrit des fruits précieux et inconnus, sur des plats de cristal de roche et de jade, et plaça sur les lits et la table des tasses de verre d'un pied de tour. Le moine dit :

— Faites venir les sœurs Cheh.

L'enfant sortit, et après un instant deux jolies filles entrèrent, l'une mince et grande comme un saule, l'autre petite et toute jeune ; toutes deux élégantes et fines. Le moine les pria de chanter pour engager à boire. La petite battait la mesure et chantait ; la grande l'accompagnait sur la flûte, de sons délicats et purs. Quand elles eurent fini, il prit une coupe et les força à boire, à plusieurs reprises, après quoi il leur demanda si elles savaient encore danser depuis le temps. Aussitôt les jeunes garçons étendirent à terre des tapis, et les jeunes filles dansèrent, leurs longues robes flottant sur le sol, un nuage de parfum répandu autour d'elles. Ensuite elles restèrent appuyées de biais à un paravent peint. Han et Siu sentaient leur cœur s'élargir et leur âme s'envoler, d'autant qu'ils étaient légèrement gris. Le moine, de son côté, sans faire attention à ses convives, vidait son verre ; puis il se leva en leur disant :

— Je vous prie de vous servir vous-mêmes un instant, je vais me reposer et je reviens.

Aussitôt il alla se faire dresser, contre le mur du sud, un lit de nacre, et les jeunes filles ôtant leurs chemises brodées se mirent en devoir d'en éventer son sommeil. Puis il invita la grande à se coucher près de lui, ordonnant à la petite de se tenir debout auprès du lit comme une servante attentive. Les deux invités, à cette vue, ne purent garder leur calme et Siu cria à haute voix au moine qu'il était vraiment sans gêne et qu'il allait le corriger. Le moine aussitôt se leva et disparut. Voyant la petite debout près du lit, Siu, dans son ivresse, l'entraîna vers le lit du nord et la prit dans ses bras sans se cacher, en criant à son ami :

— Pourquoi tant de façons ?

Han s'approcha du lit où était l'autre jeune fille ; elle était profondément endormie ; il la secoua, elle ne bougea pas ; il la serra dans ses bras. Le ciel s'éclaira, le songe d'ivresse se dissipa. Il s'aperçut qu'il étreignait un objet froid et glacé. Il regarda : c'était une longue dalle. Il était étendu au bord du perron. Il regarda Siu, qui était encore endormi, ayant pour oreiller un siège de pierre, doucement couché au milieu d'un édicule en ruines. Il l'éveilla d'un coup de pied, et très effrayés ils regardèrent autour d'eux : il n'y avait que des bâtiments abandonnés et des chambres démolies.

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