Une vie courte de Mathilde Levallois-Perret


Mathilde LEVALLOIS-PERRET
DES PETITES VIES
Nouvelles
Collection : DÉCOUVERTES
2012

Édité par les Bourlapapey,
bibliothèque numérique romande
www.ebooks-bnr.com


Table des matières


UNE VIE COURTE

Plus personne n’organise ses souvenirs. On est trimballés d’une époque à une autre, d’un personnage à un autre au gré d’un écrivain paresseux et désordonné qui ne sait plus tenir fermement le fil d’une vie et, moins encore, l’écheveau de plusieurs vies qui se nouent, se croisent, se superposent et se perdent et enfin se cassent.
Ça rime à quoi, ces morts qui meurent à la première page et qui naissent à la dernière du roman ?
Cette Mathilde-là maugréait, la bouche remplie de pastilles de mentos, variété « tropical », qui se succédaient un à la fois, dans un rythme rigoureux. Orangé, vert léger, blanc et mauve. L’autre Mathilde, celle du roman qu’elle achevait de terminer, venait de la quitter sur la lecture des notes d’école maternelle concernant ses premiers jours de vie. Elle n’était pas morte, l’autre Mathilde, et se disait même en vie, ce qui ne faisait aucun doute à l’actuelle Mathilde qui se trainait depuis ce matin d’une pièce à l’autre, main gauche reposant sur le bas de ses reins pour alléger une douleur qui ne s’allège pas ; celle du poids des incertitudes et des inquiétudes d’une vie qui se déroulait avec une fantaisie déconcertante.
Ce désordre des réminiscences, Mathilde le reprochait à elle-même depuis qu’elle s’était rendue compte que les huit années d’analyse n’avaient pas organisé les événements de sa vie pour en tirer un sens, une direction, une couleur, une intensité, enfin, n’importe quoi qui fasse de sa vie une expérience unique et qui valait la peine d’avoir été vécue jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce matin même où elle s’est levée et qu’elle s’est sentie coincée. Justement le jour où elle avait décidé de changer les draps et fourres de duvet. Pas question de les enlever sans en remettre d’autres ; Marie allait récriminer comme à chaque fois qu’elle changeait quelque chose à l’ordonnance molle de son lit.
Mathilde surveille maintenant son café grec du coin de l’œil. Ne pas salir la cuisinière qu’elle a lavée ce matin malgré son poids sur les reins.
Les jeunes l’écrasent du vacarme de leurs vélomoteurs. Il fait très chaud malgré les courants d’air, les volets entrouverts : 27 degrés à l’ombre sur la fenêtre de la cuisine pourtant à l’abri du soleil depuis ce matin ; température constatée après qu’elle ait eu nettoyé la cuisinière et ciré le parquet largement dévitrifié.
Mathilde finit son deuxième paquet, elle pense « tube » de mentos au réglisse. Un parfum qui rafraichit mieux. Il lui reste un tube à la menthe. C’est un bon parfum pour commencer l’écriture de son récit. Il faut qu’elle se trouve un nom parce que, même si elle écrit pour mettre de l’ordre, pour elle-même, pour son analyste, il vaut quand-même mieux utiliser un nom au cas où la vie s’emballe et que le récit devienne roman et la confession analytique débouche sur une révélation scandaleuse d’une intimité qui doit rester inaccessible à tous : ses patients, ses parents, ses connaissances, ses amis lointains.
Le café refroidit, les reins se creusent lentement. Mathilde va se baptiser ; elle renverse le liquide épais qui n’éclabousse pas la page quadrillée qu’elle termine. Et dire qu’il y a 41 ans moins deux semaines, elle naissait pour de vrai, et non pas dans cet exercice étonnant qu’elle entreprend sans avoir réfléchi à comment mieux occuper son temps.
Elle s’appellera Michelle. Ça sonne bien. Mathilde ne veut pas savoir si c’est le nom de la compagne de la Mathilde dans le roman. Il n’y a aucun lien réel avec l’autre Michèle qui n’a pas la chance d’avoir deux ailes. Le fait déclencheur a été que Mathilde a commencé à écrire le 29 septembre et qu’elle a lu, par hasard, sur le vieil almanach accroché dans le couloir que c’était le jour de Saint Michel! Elle va modifier sa date de naissance, très peu, disons qu’elle serait née le 30 juillet. Elle aurait pu si elle ne s’était pas attardée selon sa mère. Mais Mathilde pense que Michelle ne pouvait pas naître seule. Le problème c’est que sa mère s’était absentée un moment, ce jour-là.
Plus tard, sa mère – que Mathilde ne peut appeler Marthe comme celle de l’autre Mathilde mais pas non plus Marie-Louise comme sa propre grand-mère mais qu’elle va finalement appeler Suzanne parce que ça sonne bien avec Michelle et que c’est joli comme prénom – dira plus tard qu’elle était en train de mourir quand le médecin l’avait exhortée à continuer son travail de mise au monde. Il l’avait giflée. Il lui avait donné de l’oxygène pour suppléer aux forces qui manqueront toujours à Suzanne jusqu’à sa mort à un âge très avancé. On ne sait pas encore la date de sa mort car elle vit toujours, s’économisant chaque jour à grands renforts de romans historiques et de longues siestes auprès de sa chatte qui n’a jamais eu de nom et ne peut en avoir puisque c’est la sienne.
Lorsque Michelle est née, se souvient Mathilde, il faisait de l’orage, il était une heure trente et finalement, c’était le 30 juillet depuis une heure trente minutes. Michelle !
Mathilde se contemple à travers Michelle et se demande si elle ne devrait pas continuer son récit à la première personne puisque Michelle est « elle » et qu’elle est « je ». Elle pense qu’une distance serait introduite à l’intérieur elle-même si elle parlait d’Michelle et non de « je ». Elle a l’habitude de ne laisser aucun espace entre elle-même. Puisqu’elle écrit pour l’analyste qui est embrouillée – pense Mathilde – dans son histoire de vie et que l’analyste a l’habitude d’un « je » qui parle, il faudrait mieux aller de l’avant comme ça. Mais Mathilde tergiverse, sa tasse à la main, elle n’arrive plus à faire repartir son récit. Il est peut-être déjà l’heure d’aller nager avec Marie. Il faudrait aussi lui trouver un autre nom. Mais Marie n’est pas réductible. Il lui faut un nom qui exprime la longueur de sa stature, le dégingandé de son corps. Marie ne peut être que Marie.
Mathilde relit ces trois pages et décide de continuer sans réfléchir. À la rigueur, Mathilde pourrait appeler Marie, « Aimée » ou « Désirée » parce qu’elle a un gros cœur tendre qui pleure et qui crie et « c’est pour ça qu’on l’aime ».
Michelle est née pendant un orage et croit que c’est la raison pour laquelle elle n’a pas peur quand un orage fait tressauter, frémir et se cacher les autres.
Mathilde prend le temps d’un regard sur la campagne jaunissante pour se féliciter de faire si tôt le lien entre un événement et une attitude de vie. « Voilà ce que je n’arrive pas à faire durant les séances d’analyses ! » Elle se réjouit de ce qui se trace sans peine sous ses doigts. « Voilà pourquoi je ressors morne ou agitée, floue ou confuse de chaque séance ! » L’analyste ne l’aide pas à faire suffisamment de liens. Elle ne le pourrait pas car elle ignore la vie quotidienne d’Michelle qui ne lui raconte que le désordre de ses sentiments ou l’extrême rigueur de ses convictions mentales sans parler de sa vie quotidienne.
Mathilde tient son fil rouge. Ce prénom, Michelle, pourrait aussi évoquer, pour les lecteurs, Ariane. Elle ne s’aperçoit pas encore que la vie de Michelle, tout en étant la sienne, lui échappe dès maintenant. Elle ne sait pas que c’est ce qui arrive, à chaque fois, que l’on crée un « autre » soi mais qui est surtout « lui-elle ».
Michelle bouge dans son berceau. Elle a des cheveux noirs courts ; elle est très longue, 54 cm, elle pèse peu, 3 kg240, elle est maigre, dira sa mère.
On vient de lui retirer le masque à oxygène qu’on lui a posé sur le visage, le temps qu’elle reprenne son souffle. Elle vient de terminer son premier marathon. Pendant  plus de 36 heures, elle a dû mobiliser toute son énergie de vie ; elle a redressé sa tête dans un suprême effort pour déclencher le mouvement en elle. Dans son carnet bleu de santé, il est mentionné : « naissance par le front »
Elle réapprendra ce mouvement-là des années plus tard, lors d’une initiation au Mouvement régénérateur, pratique japonaise de maintien de la santé. Il lui rendra le sommeil. Pour l’instant, Michelle s’éveille à la vie. Il fait intensément jour dans la salle où elle surgit enfin.
Le médecin est fatigué. Il a veillé sur la mère, il est heureux d’accueillir la fille. La mère n’a jamais parlé, à sa fille, des personnes qui l’entouraient : la sage-femme, les infirmières. Michelle pense que c’est typique de sa mère d’oublier d’accorder de l’importance aux femmes et aux sans-titres.
Michelle accordera de l’importance surtout aux premières et gardera pour les sans diplômes une réticence qu’elle entretient malgré elle, sans doute à cause des Points de Vue et Images du Monde dont elle était ravie, durant les premières années de sa vie et encore maintenant. Pas plus tard qu’hier quand elle a reçu la pile de journaux de sa mère à donner à Tatan, la tante de Marie.
Mathilde se demande ce que pensera son analyste d’une telle déclaration. Elle ne sait pas si ce qu’elle a écrit est vrai. Ça coulait sous ses doigts. Ça faisait l’histoire. Elle va laisser ces derniers mots. Qu’importe ! Elle risque de déplaire plus d’une fois dans ce récit. Elle ne sait pas si elle va s’en tenir à ses souvenirs d’enfance ou inventer des moments plausibles, comme les images qu’elle voulait dessiner et exposer : « images d’une enfance qu’elle n’a pas vue mais qu’elle a vécue ».
Il faut que Mathilde s’en tienne à son projet même si elle ne l’a jamais imaginé jusqu’au moment où elle a pris le stylo. Il faut que Mathilde dise la vérité. Elle va retourner au berceau d’Michelle dont elle ne sait rien.
C’est certainement à cet endroit-là du récit qu’il faut qu’elle rajoute ce qu’elle a appris plus tard mais qu’elle a peut-être entendu, bébé,  au moment où ces paroles ont été prononcées.
Michelle ne ressemblait pas assez à sa mère pour que Tante’Yvonne – sa tante préférée, l’amie unique de toute la vie de sa mère – la reconnaisse, vraiment.
Michelle n’a pas su qu’on la mettait en doute. C’est son père qui a alimenté cette crainte, plus tard, en lui pointant une tache à l’annulaire gauche et en lui assurant l’avoir noté tout de suite à la naissance et s’en être servi comme point de repère, à chaque fois qu’on lui apportait sa fille de la pouponnière où les bébés étaient stockés. Cette tache, Michelle l’a toujours, pense-t-elle. À bien regarder, à ce doigt-là, elle ne voit rien ; elle a disparu ! Toutefois, elle devine l’ombre de cette certitude brune et ovale inscrite depuis sa naissance mais qui ne sera qu’un souvenir à sa mort. Quand cette tache a-t-elle commencé à s’éclaircir ? Peut-être le jour où elle n’a plus eu besoin d’elle, ni du regard de ses parents pour être sûre qu’elle existe là où on la voit et non uniquement là où elle se sent, au fond d’elle-même, dans ce noyau indestructible noir et lisse où est inscrite la conscience de sa destinée.
Mathilde lisse le papier aluminium de son dernier mentos. Elle soupire. À peine née, Michelle pèse sur elle, aussi. Et dire qu’elle devait faire des résumés des situations de tous les patients avec lesquels elle travaille. Il y en a trop. Il fait trop chaud. Elle est contrariée de devoir écrire l’histoire des autres, encore des histoires désordonnées où elle doit trouver le fil rouge et débusquer le sens caché des mots, des silences, des douleurs du corps, séance après séance. Quand elle travaille à partir de son histoire, elle décolle d’elle-même. Quand elle travaille avec l’histoire des autres, elle s’y engloutit au rythme d’une à deux fois par semaine, au point où elle perçoit la respiration, les tressaillements de l’autre comme des manifestations de sa compréhension d’elle-même.
Pendant que Mathilde se repose de son effort de réflexion, Michelle grandit, dans son fantasme. Il le faut bien, si elles doivent se rejoindre au bout de l’histoire.
Il ne reste aucun souvenir personnel de l’enfance de Michelle. Elle doit avoir recours aux nombreuses photos d’elle pour constituer une mémoire.
C’est une fausse mémoire d’elle. Ces photos sont les traces du concernement d’un jeune père qui vient de s’offrir un appareil photo et qui est séduit tout autant par ce nouvel objet que par le petit être vivant qu’il a contribué à procréer.
Mathilde s’agite. Elle vient de s’apercevoir qu’elle a oublié d’écrire que son père n’était pas là à sa naissance. Sa mère lui a dit qu’il était avec une de ses maîtresses. L’absence du mari pèse à sa mère. Qu’en est-il de Michelle ?
Elle pense qu’à l’époque, les pères n’assistaient pas à l’accouchement ; que l’important c’était que la mère y soit mais la mère n’y était pas toujours et pas tout le temps.
C’est ce qui perturbe Michelle qui fait des rêves à répétitions d’une voiture qu’elle doit conduire à un endroit et qu’elle ne peut faire démarrer car sa mère n’est pas là, qu’elle tarde à venir, qu’elle est trop fatiguée pour se déplacer,… Michelle attend, presse sa mère, la menace parce qu’elle va arriver en retard, qu’elle va louper son rendez-vous, qu’elle ne va pas arriver du tout. Michelle doit faire des excès de vitesse. Elle a peur de l’accident, du dérapage. Elle se tend pour réussir quand même. Elle creuse les reins. Michelle se réveille à bout de souffrance, arc-boutée dans son lit, angoissée. Ouf ! Elle est là. Elle y est arrivée. Elle écrit ce rêve, plusieurs fois répété. Elle va en reparler à l’analyste. Elle va redire que c’est sa naissance. L’analyste ne la contrariera pas. Il faudra l’aveu de sa mère, le jour de ses trente-cinq ans, racontant sa propre tentative de mort à la naissance de sa fille pour que se dénoue le fil à ce moment-là.
Depuis cette révélation, Michelle arrive à l’heure quand elle le souhaite. Elle n’a plus besoin de se battre contre une ombre qui lui fait confondre l’heure de départ avec l’heure d’arrivée, oublier son sac, ses clés, sa veste.
Ses faux départs sont moins nombreux. Marie en rit encore ; elle ne s’ennuie pas avec elle ! Et si Michelle loupait sa mort ? Et si elle n’arrivait pas à partir quand elle croira devoir le faire ? Et si elle devait mourir plusieurs fois ? Et si elle devait s’y reprendre à plusieurs reprises ?
Michelle, à peine née, que Mathilde songe à sa mort.
Sur les premières photos, on peut voir Michelle qui se tient bien droite pour un bébé, dans les bras de son père, de sa mère et de sa cousine. C’est l’hiver. Les arbres dessinent des lignes embrouillées dans le fond.
Michelle porte un bonnet blanc. Elle est emmitouflée dans un manteau de lainage clair. Au fond, on devine le Salève, zébré comme un animal tapi dans l’herbe. Les trois personnes qui portent Michelle semblent contentes et fières de tenir ce petit être dans leur bras.
Mathilde déduit de l’attitude du père et de la cousine qu’ils n’ont pas l’habitude, ni l’intuition des bébés car ils portent Michelle à droite. Peut-être s’agit-il d’une habitude de droitier de tenir le bébé, à gauche et que le cœur des gauchers est tout aussi présent dans leur geste de porter à droite. Seule la mère, la porte dans le creux de son bras gauche et Mathilde préfère croire que c’est un mouvement du cœur et non une habitude pratique. On devine une mère fatiguée.
Était-elle quand même contente ou était-elle contrariée de se trouver portant son propre bébé alors qu’elle a affirmé, plus tard et répété pendant des années, préférer le bébé des autres ?
Mathilde parcourt l’album photo et essaye de s’imaginer Michelle prenant conscience des choses. Difficile quand on ne se souvient de rien de sa propre vie jusqu’à trois ans et demi.
Mathilde contemple Michelle assise à l’ombre d’un arbre, tête penchée sur ses petits doigts et qui semble réfléchir intensément mais à quoi ? C’est l’été. Sa mère dira, quarante ans plus tard, dans ce même jardin botanique où la photo a été prise, qu’elle se demandait bien ce qu’avait Michelle ce jour-là. Michelle ne se rappelle pas. Elle ne peut pas deviner qu’il s’agissait de quelque chose de lourd et complexe qu’elle avait de la peine à articuler. Elle ne sait pas quoi mais ce qu’elle sait, c’est que ce mouvement de la tête lui appartient toujours et la révèle plus d’une fois auprès de ses analystes quand quelque chose de délicat se joue, au-delà des mots, en dehors des autres ou plutôt en dedans d’elle et qui ne peut se traduire autrement que par cette attitude-là, qui la coupe du monde et l’assujettit à sa psyché.
Son premier souvenir, c’est sa première séparation. Il y en a eu une auparavant, à la naissance de sa sœur cadette, mais elle a tout oublié, elle n’avait que quatorze mois. Sa mère lui a-t-elle manqué ? C’est sa tante qui s’était occupée d’elle et sa cousine, déjà une jeune fille, et qui en gardera un attachement qui dure encore depuis lors, pour Michelle.
Si elle a vécu sans difficultés sa première séparation dont sa mère ne lui a jamais rien dit – trop occupée à laisser une image de mère idéale qui a toujours bien fait pour ses enfants, Michelle se rappelle l’autre séparation, celle qui n’arrête pas de compter, de recommencer. La séparation qui la laisse déchiquetée et asséchée en proie docile et facile pour la méchanceté des autres.
Les autres étaient les membres nombreux d’une famille de paysans de Villars. Ils vivaient tous, mère, fille, fils, belle-sœur, petits enfants dans une grande bâtisse lugubre, même en été. Michelle se souvient de la peur qui était constante de ces autres qui parlaient fort, la bousculaient, riaient d’elle. Elle formait avec sa petite sœur, Marthe, un rempart tremblotant dans les aléas d’une vie rebutante et rude. Il faisait sombre dans les pièces ; il faisait froid dans les chambres. On était en mars. Elle ne se souvient pas de ce qu’elles faisaient durant la journée, hormis cette longue sieste dans un vaste lit haut, dans une grande chambre coupée de tout bruit par une porte épaisse et lourde, loin de toute agitation. Il y avait les vaches dans le champ au pied des chambres et, dans la cour, les poules. Michelle a gardé, de ce mois infini, une peur tenace pour les poules qu’elle croit agressives.
Marthe et elle étaient restées trente longues journées dans ce lieu dont elles étaient sorties toute râpées – non seulement aux genoux à cause des gravillons de la cour – mais aussi dans leur âme d’avoir été tripotées par des grosses mains raidies par le travail des champs et qui serraient trop fort, exigeaient trop.
Ce supplice se renouvellera trois années de suite jusqu’à ce qu’enfin, leur mère entendît les plaintes de Marthe, sa cadette qui faisait des allergies à l’ambiance de la campagne, en été, et de la plus jeune, Martine, la préférée qui devenait de plus en plus silencieuse et pâle malgré le bon air ensoleillé. Michelle ne dira rien des deux derniers étés ; elle en gardera un air obstinément fermé, préoccupé, les lèvres pincées quand elles ne s’ouvraient pas sur un sourire factice. Elle devenait tête de mule, elle prenait des risques, elle courait trop vite, sautait trop haut depuis la balançoire, son long corps déjà raidi se tendait plus encore sous les coups qu’elle provoquait dans ses chutes.
Michelle ne parlera pas car elle ne savait pas que dire de comment elle avait mal à cause des autres qui la touchaient, la manipulaient, la forçaient. Elle se plaignait de petites choses, des détails pour une mère élevée et habituée à la vie à la dure. « À la guerre comme à la guerre ». Entre deux guerres.
Michelle devait faire de longues siestes, comme ses deux plus jeunes sœurs mais seule, dans la pénombre de la pièce, elle ne dormait pas, inquiète d’une menace incertaine. Elle n’avait pas le droit d’utiliser la trottinette fabriquée par son père car c’était trop dangereux, sur les chemins de campagne. Elle avait peur des repas dans l’obscurité de la cuisine, dans le bruit des adultes qui se déplaçaient, échangeaient quelques mots incompréhensible, au-dessus de la table où elle se sentait enfoncée sur une chaise trop basse.     Elle devait manger la peau du lait et elle en vomissait.
Le dernier été, celui de ses sept ans,  elle dut subir les demandes insistantes du petit-fils de la famille, un grand dadais blondasse et rougeaud qui était adolescent depuis un an et que ça travaillait. Il ne voulait plus jouer avec elle comme avant ; il avait de nouveaux jeux, il se vantait d’un nouveau savoir. Il savait comment faire les bébés. Michelle ne voulait pas. Elle était petite, elle était encore un bébé, avec ses « six ans, presque sept ans ». Elle ne voulait pas faire un bébé. Elle en était affublée, d’un grand bébé, dont elle devait s’occuper quelque fois, une petite sœur toute petite et blafarde qu’elle devait protéger durant les vacances. On saura, plus tard que Martine souffrait d’un grave problème de cœur, ce qui l’a conduira à l’hôpital où elle séjournera, longtemps. Michelle revivra cette absence pleine de menaces de mort comme une marque de sa culpabilité liée à cette période troublée.
Sa mère la félicitera longtemps pour n’avoir jamais été jalouse de « la petite dernière ». Michelle s’était immédiatement investie dans des soins attentifs, elle avait copié les gestes maternels.
De cette période idyllique pour la mère qui venait de se réconcilier avec le père qui avait juré de ne plus faire de frasques, elle ne parlera qu’avec un bégaiement survenu subitement, sans raison et que le médecin avait diagnostiqué sans importance.
Du reste, le bégaiement était parti. Quand il resurgit, Michelle n’y attache aucune importance, pas plus qu’à tout autre symptôme. Elle bégaie car elle est émue et elle se calme rapidement.
Le pire, c’est de rougir et c’était là-bas, dans ce lieu dont le nom était encore proscrit, dans cette région qu’elle évite encore qu’on lui avait appris à avoir honte d’elle. C’était ce même dadais qu’elle avait cru aimer parce qu’il n’y avait que lui à aimer, pendant ces étés tristes qui avait déclenché cette autre douleur d’exister mais c’était un peu avant l’été, de ses sept ans.
Mathilde se rappelle soudain que dans son désir d’ordre, elle a oublié la chronologie. Elle se fatigue. Elle veut récapituler. Elle ne sait plus s’il y a vraiment eu un temps entre les différents exils et s’il y a eu un répit dans les douleurs de l’éloignement.
Trois ans et demi. Michelle semblait émerger à la conscience à travers une première souffrance, la séparation de sa mère à cause de la naissance de Martine, « la petite dernière ». Bégaiement. La vie quotidienne se déroulait et Michelle se heurtait aux mots comme elle se cognait à sa vie, aux autres. Son cœur avait des dératés. Comment avait-elle été perturbée par l’arrivée de sa sœur ? Michelle ne se souvient pas de Martine quand elle était un bébé. Elle ne se rappelle qu’un autre éloignement heureux. Le déménagement. La famille quittait la maison rose où elle s’entassait.
Michelle gardera le souvenir d’une attente incertaine. L’appartement était vide. Sa mère était assise sur quelque chose, une chaise, une malle ; l’enfant dans ses bras. Elle était fatiguée par tout le travail de mise en cartons, de nettoyage des lieux qui s’était ajouté aux tâches quotidiennes avec un mari qui dévorait et se salissait et trois filles qui bougeaient et avaient faim, soif, sommeil et voulaient jouer. Malgré une bonne organisation et le plaisir de déménager, les derniers jours avaient été lourds. Michelle la regardait. Elle ne savait pas que faire. Il n’y avait rien à faire. Son père allait arriver et les emmener. Tout le reste était déjà là-bas. Michelle savait où ils allaient habiter. Elle avait visité le chantier avec ses parents. Ce serait au bout d’une grande rue, dans un immeuble immense et blanc, avec une énorme cheminée rouge qui courait tout le long du mur jusqu’en haut, plus haut encore que le dernier plafond de l’immeuble qui n’avait pas de toit mais une vaste terrasse qui surgissait dans le ciel bleu.
Ces trois couleurs resteront gravées en elle, comme le signe d’une harmonie parfaite, le blanc et le bleu se côtoyaient reliés par un lien rouge. Mathilde pense  à une photo qu’elle a admirée sur les quais, au bord du lac, lors d’une exposition en plein air : le drapeau de  la Croix Rouge qui se profile un beau matin d’été.
Mathilde trouve dommage que son héroïne ne s’épanouisse pas dans une carrière de missionnaire dans cette vénérable institution suisse. Michelle trouve qu’elle va trop vite pour avancer dans son histoire. « Nous n’en sommes qu’au premier chapitre ! ». Elle a sept ans et quelques mois.

UNE PETITE VIE ORDINAIRE

Jean regardait Catherine qui pressait le jus des oranges. Petite, menue, son short ne l’avantageait guère, laissant voir ses jambes trop grosses et roses. Son t-shirt moulait une poitrine déjà un peu affaissée.
Alors, il eut mal ; il avait peur du temps qui passait vite. « Bientôt une vieille femme ! » Il eut envie de hurler sa détresse. Elle le regarda à travers ses lunettes de myope, clignant des yeux dans le soleil.
Elle eut une vilaine grimace qui se voulait un sourire. Il eut de son côté un pincement intolérable qui dura.
« Une vieille femme ! » Jamais il ne serait capable de supporter son vieillissement. Elle avait déjà fini et l’invitait à le suivre.
« Chéri, les œufs sont prêts ! Il sentit tout son être se révulser à l’idée de l’avoir en face de lui pendant le long petit-déjeuner.
« Et si on mangeait dehors ? Il y a du soleil » supplia-t-il. Une moue rida tout le visage de Catherine. Alors, il se prit à la détester. Elle voulut l’embrasser ; il eut un mouvement de recul qu’elle ne perçut pas. Il ne savait plus s’il était déçu ou au contraire content qu’elle n’y prit pas garde. Ses lèvres avaient un goût d’orange. Il les lui mordilla, d’abord par jeu puis de plus consciencieusement. Elle rit. Il eut envie de lui faire mal. Ils s’installèrent à la grande table de la terrasse, l’un à côté de l’autre, le visage tourné au soleil, assis sur le rebord, le dos appuyé contre la fenêtre de la cuisine. Malgré la saison, il faisait frais. Le vent soufflait. Il avait froid et prétexta le manque de jus d’orange pour aller se réfugier dans la cuisine. Son visage avait revêtu un air sérieux. Il réfléchissait. « On a toujours l’impression que tu pèses le pour et le contre. » lui avait-elle fréquemment reproché. Passé le temps des explications qui ne clarifiaient rien, il prit l’habitude de se contenter de sourire à cette remarque teintée du reproche d’être exclue de ses pensées.
Sa propre maladresse à presser les fruits lui fit oublier ses pensées. Depuis la terrasse, Catherine le regardait, assise sur le rebord de la fenêtre, derrière la vitre. Elle avait enfilé un pull couleur cerise. Contrarié, il feignit d’être laborieusement absorbé dans sa tâche. Il la devina qui lui souriait. Une sorte de rage sourde lui fit baisser la tête. Il avait l’air d’un bélier qui fonce sur l’obstacle. Il n’entendit pas le rire de Catherine lorsque, définitivement maladroit, il heurta le verre et renversa le jus. Dépité, il devina son regard moqueur. Il se retint de jurer, leva la tête, fit la grimace. Elle s’approcha de la vitre et lui donna un baiser, pleine de mansuétude. Il regarda les lèvres pressées contre le verre, deux molles sangsues roses. Il s’étonna qu’un instant plutôt, elles aient eu un goût tenace d’orange. Il avait la nausée. Comme hier après qu’ils aient eu fait l’amour sur le sol, devant la cheminée.
*** *** ***
Maintenant, il la regardait se lever, lentement, enlever son pull cerise trop grand ; un vieux pull qui lui appartenait et qu’il avait été tellement heureux de lui offrir. Il y a, longtemps.
Elle se rapprocha, non sans un regard inquiet pour lui, assis à la table de travail. Elle se recoiffa sans hâte, il sentait encore la douceur de ses doigts blancs dans ses cheveux. Hier, sur son sexe.
On entendait, dans le lointain, la ville. Bientôt, la demie. Le clocher allait sonner deux fois. Il se surprit le stylo en l’air, à attendre. Il compta les minutes. Le lourd silence de l’attente soulignait son décompte. Rien ne se produisit. « Naturellement, ma montre retarde ! » Il devint furieux. « Mais comment ai-je pu ne pas entendre ? ! » Fallait-il donc toujours écouter pour entendre ? Des fourmis dans la jambe gauche le firent soupirer. La mine du stylo l’hypnotisait comme lorsque, gosse, il écrivait sous la dictée du professeur, la tête penchée, couchée sur la table. « Jean ! Tenez-vous droit ! Sinon vous allez loucher et finir bossu. » Les rires moqueurs de ses camarades lui faisaient mal. Se tenir droit pour un gaucher, quelle gageure ! Rester droit. « Straight ».
Son stylo suspendit son avancée. Jean se récita « straight, freaks, homo, pd ! » Le visage d’Alberto s’imposa, il eut mal au souvenir de son vertige pour les cheveux blonds, les yeux tristes, non pas tristes, profonds, non, plutôt pensifs, oui, pensifs ! Jean souffrait d’évoquer le visage d’Alberto, la voix si basse et son corps. Jean ne lui avait jamais touché que l’épaule, une fois à la cafétéria, sous prétexte de devoir le déranger pour se faufiler et s’installer avec ses copains à la table d’à côté.
Sa cigarette lui fournit un excellent prétexte à cette douce humidité qui remplissait ses yeux. Jean eut honte de son moment d’attendrissement sur lui-même. « Trop sentimental »se reprocha-t-il.
Il prit son verre et but lentement, lentement tout entier dans le bruit de sa déglutition. Alors, il pleura, de tout son cœur. Son nuage de fumée lui cacha le soleil et le laissa dans l’ombre. Jean avait froid, il frissonnait en pensée, ses poils se hérissèrent sur les bras. Une mouche bourdonna à son oreille, sur son épaule. Il ne l’entendait plus, absorbé par le souvenir de la pluie. « Ridicule ! » il laissa tomber son stylo, se pencha pour l’attraper sous la table. Il se souvenait de tout. Il compta les mégots, songea qu’il aurait fallu qu’il s’arrêta de fumer et en alluma une autre. Il regardait les cigarettes qu’il avait éparpillées sur la table pour en contrôler la consommation. Toutes blanches sur le bois sombre comme sa névrose renaissante. Déjà 13 h. 45 et il avait écrit trois pages recto verso ; seulement. Il protesta. « Je ne suis pas à la ligne » sans que personne ne puisse l’entendre. Catherine l’attendait dehors. Non ! Elle dormait, confondue dans le soleil. Seule, de temps en temps, sa main s’agitait, ses doigts courts se promenaient dans l’herbe du même geste machinal lorsqu’elle le décoiffait.
Il dessina dans ses cheveux trois rangées qui restèrent dressées. Il rit.
Il la contempla, heureux. L’embrassa d’abord doucement puis de plus en plus vite. Elle riait. Il lui embrassa les incisives, essaya de lui mordre les lèvres. Catherine se dérobait. Dans son épaule, il sentit la chaleur de ses cheveux, de son souffle sur son cou. Ils restèrent longtemps, ainsi enlacés, corps à corps. Jusqu’à ce qu’il trembla dans un dernier effort pour se dégager. Il s’enfuyait vers la porte d’entrée, le long du couloir. « La porte se referma avec un bruit de baiser sur les lèvres, ou sur l’épaule comme chez Vian ». Il n’avait jamais oublié cette phrase et aimait se la répéter. Il aurait voulu être capable de penser de telles images par lui-même.
*** *** ***
Dans un bruit de moteur de voiture, il partit, sans se retourner. Il savait qu’elle était là à la fenêtre du premier. Nue derrière la vitre, enveloppée de rideaux crème et que ses yeux pensaient à lui. Immobile, chaude contre son corps glacé il l’emporte serrée contre lui. Tendrement…
Pour la quatrième fois, sa cigarette était finie. Mutinerie ! Il sourit pour la première fois ce matin, vérifia la propreté de ses mains, de ses ongles en les étendant devant lui comme il voyait Catherine faire ce geste quand ils étaient ensemble en voiture, dans un café ou sur la terrasse. Il pensa à la plaisanter sur le sujet en l’accusant de le contaminer mais il renonça déjà à cette idée. Pourquoi lui révéler ce petit coin de féminin en lui ? Il avait tout son temps. Il profita d’un feu rouge pour rallumer une cigarette, prit un chewing-gum, se recoiffa en lissant ses cheveux. Il pensait à elle. Une mouche le gêna dans sa course mais il répugnait à l’écraser. Il oublia sa cigarette et la cendre se coula furtivement sur sa cravate, son veston. Il l’écrasa précautionneusement, une longue trainée grisâtre se créa. « Merde ! » jura-t-il plusieurs fois, en écoutant le son de sa voix, à l’abri du vacarme des moteurs qui démarraient. Il passa la troisième, la quatrième et n’entendit plus rien. Il rêvait mais il était déjà arrivé. Lundi ! Devant lui, toute une semaine et pourtant, il redoutait déjà le week-end. Quarante et un ans. Quel âge avait-il quand il était tombé amoureux pour la première fois ? Il parlait tout haut. J’étais en troisième, c’était après mai 68, octobre 69 ! Il refusait de penser. Il secouait la tête. Quatorze ans. Mais cette petite douleur était là. Lui pesait. Ridicule après tant d’années. Il hésita encore puis se perdit dans son travail de budgets prévisionnels.
*** *** ***
« Tu sais, lui avait confié Catherine, sa première petite amie en troisième, il y a un type qui skie comme un dieu ! Et il est beau ! Mais pas autant que toi, lui avait-elle dit, en lui serrant la main. » Il ne se souvenait plus de sa réponse qui avait dû être laconique car il se sentait mal à l’aise avec cette confidence. Ce n’était que beaucoup plus tard qu’il put lui demander qui était ce bourreau des cœurs. « Pietro – Alberto, on l’appelle Pietro » lui avait-elle précisé. « Avec un nom anglais mais elle ne se souvenait plus, ça commence avec un M ». On disait qu’il était noble et blond comme un ange, avec des cheveux longs. Il ne l’écoutait plus, tenaillé par une crainte. « Et tu es amoureuse de lui ? ! » Elle lui mentit. « Ce n’est pas mon genre. J’aime les bruns, comme toi, bouclé et musclé. » Ses yeux le regardaient avec candeur et il s’y trompa. Ce qu’il comprit en fin d’année. Ils s’étaient trompé tous les deux.
Ils étaient en avance pour leur premier cours et leurs pas tombaient lourdement sur le béton du sous-sol, au milieu des vélos et autres engins à moteurs de tous les collégiens de la région.
« Viens ! » Catherine l’avait pris pas la main. Ils s’étaient dirigés vers l’autre cour, l’ancienne, celle des garçons. Il préférait celle des filles. « C’est lui ! » Il feignit de ne pas voir. Il tenta une plaisanterie « Ton PAM est parmi nous ! PAM, PAM, PAM, PAM ! », sur l’air de la cinquième de Beethoven. Catherine l’ignora, absorbée par son coup de foudre. « Là ! Tu vois celui qui est assis sur le rebord et qui parle ? Mais ne le regarde pas comme ça ! Tu vas nous faire repérer ! » Trop tard. Jean regardait Pietro-Alberto et ne pouvait plus l’ignorer. PAM ne voyait pas encore Jean mais il était conscient de sa présence. Jean se remémorait involontairement les paroles de Catherine. Oui, il était beau. Il skiait bien, il était italien et anglais et riche et intelligent ; il avait seize ans. Jean se faisait fort de vérifier ce qui était vérifiable. « On verra cet hiver comment il se débrouille sur les noires ! » Jean se savait excellent skieur. Comment un étranger aux Alpes pouvait-il bien skier ? ! Il se força à reconnaitre que l’étranger n’était pas mal. Jean aurait voulu se tromper sur la nature de ce pincement au milieu de sa poitrine. « Je suis jaloux parce que tout le monde, c’est-à-dire toutes les filles, en sont piquées. »
Pietro le regarda et lui sourit.
Et il y eu sept ans de ce regard, de ce sourire, au fond de lui, dans sa tête, dans son cœur, dans son corps. Sept ans d’attente, d’angoisse, de peur, de faux espoirs, de dialogues inventés, de paroles insensées, de stratégies pour le croiser et faire connaissance, à la Bibliothèque Publique Universitaire, à la cafétéria, au Landolt ou au Pub où se précipitaient tous les étudiants, en fin de cours, en hiver ou sur la pelouse au pied des bâtiments universitaires, au soleil. Sept ans pendant lesquels il aura eu honte de son attirance pour lui et avait mentit en créant un Alberto, pour les tolérants en matière de mœurs et une Alberta, pour les autres, « une étudiante italienne que j’ai rencontrée durant mon stage linguistique en Allemagne ». Jean se prit à croire pendant quelque temps qu’Alberto l’aimait en secret, tout aussi honteusement qu’il l’aimait, à cause de sa noble famille. Sept ans où seuls quelques rares « Bonjour ça va ? ! » seront échangés, Jean ne trouvant plus les mots pour en dire plus, conscient d’une distance qu’il voulait attribuer à la différence de Facultés et aux nombres d’années d’études. Jean avait fait deux années en pays étrangers et commençait les Sciences Économiques alors qu’Alberto finissait son Droit. Sept ans au bout desquels, un jour ensoleillé de juin, en partageant une tarte aux pommes, à la cafétéria de l’Université, il apprendra que Pietro-Alberto aimait une fille et qu’ils allaient se marier dès qu’il aurait terminé son diplôme, qu’ils souhaitaient, tous les deux, s’installer au Burkina Faso pour travailler ensemble, dans une organisation d’entraide. Qu’il voulait être père et ils envisageaient même d’élever leurs enfants en Afrique, au Burkina ou ailleurs, là où ils pourraient travailler et s’intégrer. Pourquoi pas définitivement.
Sept ans pendant lesquels Jean avait vécu avec une sensation persistante d’un échec. Dans un premier temps, cette mise au point, très claire et précise, l’avait soulagé. « Il avait réussi à échouer ». Il se retrouvait libre de lui-même. Les paroles qui dessinaient un futur souhaité, pour l’un, laissaient l’autre dans le vague d’un destin incertain dont il ne pouvait rien communiquer.
Sept ans pour prendre conscience de son homosexualité et deux pour la refuser farouchement.
Deux ans après, Jean retrouvait Catherine et ils s’épousaient, n’avaient pas d’enfants mais une belle maison non loin de son travail, dans une petite fiduciaire de la Côte, à Nyon puis à Gland. Puis un camarade l’avait fait entrer dans une organisation internationale non gouvernementale ; une ONG mobilisée par les questions d’écologie. Le bon moment, pour Jean qui voulait que son travail prit plus de sens. Trop tôt ? Trop tard ?
Dans le couloir d’entrée, Jean regardait entrer PAM, toujours blond et bronzé, avec un costume marine et une cravate perle. Il pensa à leurs jeans délavés d’étudiants, leurs chemises longues et trop larges, leurs gros pulls qui leur servaient d’anoraks en hiver. Il s’arrêta avant d’aller trop loin. « Bonjour ! » il aurait voulu pouvoir lui tendre la main et se présenter à lui - même si cette formalité avait été réglé lors de la grande réunion mensuelle - et échanger quelque chose concernant leur travail ou à propos de l’Afrique. Jean avait la tête vide. PAM hocha la tête. Jean remarqua sa froideur et son élégance, comme pour la première fois. Jean savait respecter les distances et s’éloigna un sourire aux lèvres. Courtois, sans plus. Ils n’étaient pas dans le même service. Ils se croisaient rarement. Jean préférait garder sa retenue. Ils auraient le temps de communiquer sur des sujets brûlants comme les budgets des équipes sur le terrain. Jean trouverait matière à désaccord. Et pourquoi ne s’étaient-ils jamais parlé alors qu’ils s’étaient reconnus ?

VIE BRISÉE

À Ferney-Voltaire, le mercredi 21 décembre 1977, une jeune femme écrivait étourdie par la souffrance de la séparation, une série de quelques lettres qui étaient découvertes quarante-trois ans plus tard, dans une caisse en plastique orange, dans le grenier, au fond du réduit aménagé sous les combles.
Assise sur le parquet, adossé au mur blanc, parmi les cartons de déménagement, une feuille à la main, Hélène pleurait. Sur un plateau de lit, à quatre pieds, un paquet de feuilles reposait à côté d’une tasse de café. Elle n’entendait pas les bruits dans le reste de la maison. Elle relisait des écrits dont elle ne souvenait pas. Les temps de sa vie se tissèrent de cette manière impromptue qui caractérisent les grands moments de la vie. Elle lisait avec la même intensité qu’elle avait eue pour rédiger ces lettres.
Mercredi 21 décembre à Ferney-Voltaire,
Frédérique,
Je t’écris cette première et dernière lettre. Je ne sais pas si tu la recevras chez tes parents. Peut-être, même, ne la liras-tu pas ? Peut-être, la déchireras-tu ? Sans l’ouvrir ou après ? Je ne sais pas si je te l’enverrai. Mais cela me fait du bien de te parler encore par ce moyen.
C’est bientôt le début du week-end. Mercredi soir. Aujourd’hui, il fait beau et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à toutes les belles photos que tu aurais pu prendre si…
Une semaine déjà que tu es partie ! La maison est seule sans toi. Elle résonne vide, le matin, le soir.
Je sais que tu ne reviendras pas. Jamais. Ou beaucoup plus tard. En copine. Ce mot me fait mal à écrire.
Je ne sais pas pourquoi je t’écris alors que nous nous sommes tout dit avant ton départ.
De toi, il ne restait qu’un petit pot de crème blanche. Ta crème de jour « bioactive » ! Je l’ai ouverte tout à l’heure. Je l’ai inspirée jusqu’à l’écœurement. Et je m’en suis enduite tout le corps. J’ai l’impression d’être devenue une poupée synthétique dont il ne reste d’humain que les joues rougies par la chaleur du feu… et le cœur, l’estomac qui reste noué dans un dernier spasme d’émotion. Une dernière fois, je hume sur moi, l’odeur de ton corps après la douche. Et je crois te retrouver !
J’ai erré dans la maison. J’ai arpenté ta chambre à la recherche d’un oubli et cependant attentive à retrouver ton allure, tes pas comme lorsque, le matin, dans le cuisine préparant le petit-déjeuner, je te guettais là-haut qui t’apprêtais à descendre me rejoindre pour commencer, ensemble une journée que nous rêvions pleine de folies malgré les contraintes du boulot.
Il ne me reste rien de toi. Pas même une lettre, une photo, un mégot. Rien que le souvenir de 6 mois et 10 jours de coexistence bouleversante.
De tous les travaux d’aménagement que nous avions projetés pour cet hiver, rien n’a été réalisé.
En nous quittant, tu m’avais promis de revenir, plus tard, en copine pour me donner un coup de main. Mais je ne sais pas si je le souhaite.
Quand j’ai pris mon bloc, tout à l’heure, c’était pour faire la liste des travaux urgents. Et je voulais faire le tour de la maison, en notant. Je n’ai pas pu.
Et voilà que je pleure encore !
Cette nuit, j’ai rêvé que tu étais revenue. Tu me disais que tu m’aimais toujours, que tu avais, simplement, eu besoin de repos.
Il vente et ton volet claque comme le jour où tu es venue avec tes cartons ficelés, étiquetés, scotchés, pour la première fois. Te souviens-tu comme nous en avions ri ?
Je sais que nous ne pouvons pas nous entendre, que tu ne changeras pas et moi non plus. Déjà trop vieilles ! Je ne peux m’empêcher pourtant, de souhaiter que tout soit encore possible.
Tout a été trop vite. Je voudrais tellement que ce ne soit pas trop tard. Où es-tu maintenant ? Penses-tu à moi ? Sens-tu comme je t’appelle ?
J’aimerais te dire que je supporterais tout même l’insupportable et je sais que c’est stupide, que tu ne voudras jamais et que je ne le pourrais pas non plus. Je ne peux m’empêcher de le vouloir encore.
Je cherche des « circonstances atténuantes » à notre échec. Je sais que, pour toi, ce n’en est pas un. Tu as déjà aimé, souffert de séparations voulues ou non. Pour toi, nous deux, c’était une erreur.
Pour moi, c’était la première fois que j’aimais. Et je t’aimais à vie, prête à tout pour que cela dure, parce que j’avais besoin de croire à un grand amour qui aurait enchanté toute mon existence. Ne ris pas, même si tu me trouves, comme toujours « vieux jeu » ! Je ne peux m’empêcher de t’aimer encore de l’espoir ridicule que notre séparation soit une erreur. Un malentendu. Et je t’en veux de te soustraire ainsi, lâchement à mon besoin d’aimer et d’être aimée. Puéril, sans doute mais qu’importe aujourd’hui !
Tu m’as dit, en nous quittant que tu ne m’aimais pas que tu ne m’avais jamais aimée. Tu t’étais trompée comme tu m’avais trompée.
Moi, j’aurais dû savoir. J’aurais dû sentir – quand nous sommes vues pour la première fois chez toi, des mois après notre rencontre au bal de l’Escalade – ton hésitation, tes craintes mais bouleversée par ta déclaration d’amour d’un soir, j’ai perdu toute retenue, tout jugement. Je croyais être aimée, avoir été aimée, ne fut-ce qu’un instant, et c’est cela qui me fait mal, ce soir.
Peut-être m’as-tu dit cela pour que la séparation soit plus facile ? Ou parce que tu avais oublié, raidie dans ton désir de fuir et de briser mon espoir ? Ou pour mieux te dérober à mon amour dont tu avais peur ? Ou simplement pour me blesser ? Ou par honte de m’avoir aimée alors que je n’en étais pas digne ?
Dis, pourquoi ?
Comment ai-je pu vivre ces moments d’amour avec toi qui ne m’aimais pas ?
Comment ne sens-tu pas que tu as rendu notre séparation plus atroce pour moi et impossible car on ne se sépare pas, on ne brise pas ce qui n’a jamais existé ?
Tu m’as laissé avec le souvenir de six mois – que je croyais – de bonheur alors que ce ne fut pour toi, qu’un long mensonge que tu n’arrivais plus à soutenir et à vivre.
Pourquoi n’as-tu pas brisé plus tôt ce silence qui t’étouffait d’une révélation impossible.
Pourquoi ?
Comment peux-tu croire que j’ai forcé en toi ce désir d’aimer et que, simultanément, je l’ai empêché de s’épanouir, chez toi, comme chez moi : je ne le crois pas.
Tu vois quelques bribes de phrases reviennent pêle-mêle, de notre dernière discussion et tournent, inlassablement, dans mon corps fatigué.
Pourquoi ne veux-tu pas en parler ? Tout est flou et incompréhensible.
Ce soir, j’ai failli prendre la voiture et aller jusqu’au dancing. J’ai eu peur de t’y rencontrer – comme je le souhaite aussi – et de te voir draguer.
Pourquoi joues-tu toujours ? Pourquoi veux-tu séduire toutes les femmes que tu croises ? Tu m’as reproché de n’avoir pas su te retenir mais quelles femmes voudrais-tu que je fus toutes à la fois, pour te plaire ?
Je devrais, sans doute, y aller et me heurter, une dernière fois, à toi. Souffrir, une dernière fois, énormément et me relever, anesthésiée par la douleur.
Frédérique, je t’aime et je sais que je ne le devrais pas. Je t’attends et t’attendrais longtemps et je sais que je ne le devrais pas.
Cette après-midi, une femme m’a vu pleurer, dans la neige, sur le chemin où nous avions l’habitude de nous promener, elle m’a dit que rien, ni personne au monde ne méritait mes larmes. Elle était âgée et devait savoir et cependant, je continue à croire que tu les mérites.
Il y a toujours un petit coin de ciel bleu qui va s’agrandissant dans les lourds nuages d’orages, m’a-t-elle affirmé et moi, je refuse de voir ce petit bout de bleu, sans toi. Jamais.
Reviens, même très tard. Je serai là !
Hélène
Elle se demandait comment elle avait pu autant s’accrocher à une femme qui disait ne pas l’avoir aimée. Elle se souvenait très bien du jour de leur première rencontre et non pas grâce à Frédérique mais à cause de Philippe, le frère d’un collègue du Centre Social. Comment avait-elle pu s’attacher autant alors qu’elles s’étaient rencontrés sur un malentendu. Il y a à peine plus d’un an en arrière, elles s’étaient vues et Hélène était restée indifférente à Frédérique parce qu’elle était attirée par un jeune homme qui ne s’intéressait pas à elle. Elle avait trop bu et avait donné son verre à la personne assise à côté d’elle ; elles étaient à la même table avec des connaissances communes, Frédérique avait cru qu’elle voulait lui faire une déclaration muette. Elle avait fantasmé qu’Hélène avait eu le coup de foudre pour elle. Elle avait été agréablement flattée et quand elle avait perdue tout espoir avec Alice, elle avait attendu moins de six mois pour oser lui téléphoner. Hélène n’avait pas compris le sens de cet appel jusqu’à ce que Frédérique lui parle d’Alice dont elle était passionnément amoureuse mais qui vivait avec Patricia. Hélène soupira en évoquant toutes ces relations qui se commençaient mal et se défaisaient mal, ou restaient impossibles, existaient à peine, à distance, depuis l’aube de l’humanité peut-être. Elle repensa à ce classique étudié en classe – était-ce « Andromaque» ? – où l’une aime un autre qui en aime une autre qui en aime un quatrième. Adolescente, elle a eu été attirée par ces lamentations d’amours non réciproques. Quand elle avait rencontré Frédérique, elle avait aspiré à la simplicité d’aimer et d’être aimée en retour. Hélène ne s’était pas rendu compte qu’elle fût demeurée prisonnière du même schéma d’amour impossible qui l’avait fasciné. Et aujourd’hui ? Comme elle n’entendit plus de bruits, elle reprit sa lecture, à la fois inquiète de se confronter à l’intensité de sa propre douleur et curieuse de la manière dont elle avait pu élaborer la suite de la séparation.
Ferney, le 22 décembre, jeudi.
Chère Frédérique,
Hier, je suis sortie très tard pour poster ma lettre, pour être sure que je ne la déchirerai pas. Hier, je suis allée au « Léopard ». Pour en finir avec l’espoir. Et tu n’étais pas là ! Ça, tu le sais mais moi, je ne le savais pas !
Je t’ai attendue, je t’ai espéré jusqu’à la fermeture et j’en suis repartie pleine de douleur et de joie de ton absence.
J’ai voulu jouer les grandes séductrices mais je n’ai su que répéter mon rôle d’assistante sociale, bien appris depuis des mois. Surmontant ma souffrance et ma révolte à te savoir définitivement perdue, j’ai écouté une femme me parler de sa solitude, de son angoisse à ne plus se savoir aimée. Je lui ai parlé pour repousser le moment où je ressentirai vraiment ton absence. Je lui ai dit toute ma tendresse, ma compréhension, l’espoir d’un autre amour, la possibilité de vivre pour soi,… et sans personne.
C’était à moi que je disais tout cela. Je l’ai invitée à danser ; elle a refusé. Je lui ai offert à boire mais elle voulait être seule, alors je l’ai quittée discrètement. Deux de tes vieilles connaissances ont ricané de mon insuccès lorsque je suis allée les rejoindre aux deux petites tables rondes du fond où nous étions toujours, ensemble ; quand tu étais encore là, avec moi. J’ai laissé couler leur méchanceté sur mes plumes de vilaine petite cane. Seule, au milieu d’elle et de leurs intrigues cruelles, j’ai attendu. Elles se sont jouées de ma tristesse car elles savaient. Elles t’avaient vu jouer. Elles te connaissaient mieux que moi. Je ne voulais pas savoir que tu étais certainement ailleurs, heureuse, peut-être amoureuse déjà d’une copine tendre et douce. La souffrance de ma jalousie a coulé en moi, nouant tout en un point perdu dans la grande coquille de mon corps vide.
L’aube et le froid m’ont trouvée hurlante dans ma voiture que tout allait très bien. J’ai pleuré pour m’assurer que j’existais. Les larmes m’ont réchauffée. Et j’ai retrouvé dans ma tête les mots de mon amour et de ma haine qui tournoyaient, suspendus puis s’écrasaient contre mon crâne.
Il ne me reste plus qu’à vivre notre absence, dans le souvenir de ton écriture majuscule et bouclée que je ne contemplerais, sans doute, plus jamais, à l’affût de quelque chose de caché, en toi que je voulais débusquer, malgré toi.
Il ne me reste plus qu’à mesurer le temps qu’il faudra pour accepter.
Je redresse la tête pour me rendre compte que, malgré la rupture, je te retrouve dans l’infini de tes gestes quotidiens, à jamais dans ma mémoire. Comme ton parfum. De rosée.
Mon corps s’endort encore en épousant une autre position pour meubler le vide de ton corps et tes gestes ont creusé autour de moi.
Demain, je revivrai mais ce soir, je me permets d’être insensible à tout ce qui n’est pas, plus moi. Demain ! Ce soir, je t’écris et je pleure, installée dans ta chambre sans très bien savoir ce que je faisais, te retrouver, me rendre définitivement compte de ton absence, hanter ce lieu où nous nous rencontrions quelque fois, si rarement car tu voulais ton espace.
Le pied gauche de la table branlante m’a révélé un de tes secrets car tu l’avais callé avec un billet cartonné de train aller simple Bourg-en-Bresse – Genève !
Tu ne m’avais jamais parlé de ce voyage que tu avais effectué début septembre quand tu étais censée avoir été invitée chez tes grands-parents, à Lyon.
Où es-tu ? À Genève ou à Bourg et avec qui ? Nous ne connaissons personne là-bas. Y aurais-tu rencontré le grand amour qui t’a poussé à rompre avec moi ? Que de questions dont les réponses devraient m’importer peu et que je ressasse interminablement.
Puisque tout est fini entre nous, réponds-moi ?
H.
L’initiale perdue en fin de lettre surprit Hélène. « J’ai eu dû me sentir inexistante pour me réduire à si peu », pensa-t-elle, plus émue qu’elle ne l’aurait souhaité.
Elle se souvenait qu’elle était retourné de temps en temps au «Léopard », à « la Diligence » à « La Bretelle » où elle a eu rencontrée des connaissances d’école ou de lycée, quelque fois, sans déclencher d’attirance pour quiconque. Ces soirées avaient creusé, en elle, une sensation d’étrangeté et de désarroi. Où aurait-elle pu rencontrer une femme qui aurait pu aspirer à autre chose que sortir, boire, fumer des joints, coucher, tromper, rompre, multiplier les relations simultanées, mentir. Elle aurait eu voulu faire la connaissance de femmes intègres, consciencieuses qui ne s’intéressaient qu’à leurs études, leur travail, leurs activités culturelles et sportives, leurs voyages et leur engagement militant. À cette époque lointaine, elle ne savait pas comment s’y prendre. À l’époque, il n’y avait pas des restaurants, des gites de montagnes, des maisons de vacances dans les landes ou des chambres d’hôte en Espagne, en Italie, en Grèce, des bungalows dans les îles, des centres sportifs gérés par des hommes ou des femmes homosexuels ou par des personnes « gay friendly ». Plus que par elle-même, Hélène était émue par la difficulté d’être qui régnait dix après la grande révolution sociale des mœurs. Mais à l’époque, il y avait des militantes et c’étaient ces femmes et ces hommes qu’Hélène allait rechercher. Il ne lui manquait qu’une cause motivante.
Vendredi 23 décembre,
depuis le Café de la Gare de Cornavin.
Frédérique,
La fatigue m’a assommée hier soir. J’ai fait ce rêve merveilleux et terrible où tu revenais vers moi. Je me suis réveillée et levée pour t’embrasser, muette de joie. C’était vrai, tu étais là ? ! J’étais heureuse à nouveau.
C’était un rêve si prégnant que lorsque je me suis réveillée, plus tard, je t’ai cherché, en vain, certaine de ta présence dans l’appartement.
C’est une douleur tellement violente qui m’a déchiquetée, après, pendant de longues heures que plus jamais, je ne serais capable d’éprouver un sentiment aussi intense. Encore meurtrie, j’ai alors pensé à t’écrire cette dernière lettre. Je me suis installée dans la cuisine, là où nous aimions tellement être ensemble, toi devant la télévision et moi écrivant, lisant. Nous rêvions du salon, de nos deux chambres qui n’étaient pas encore habitables, au début. Tu te rappelles le plancher pourri ? Et nos interminables disputes sur la couleur des murs : blancs ou mauves ? Nous avions trouvé un compromis. Hélas, c’était déjà trop tard, sans doute.
Aujourd’hui, je m’en veux de ne pas avoir exécuté les choses selon tes goûts. Peut-être serions-nous encore ensemble ? J’écris cela sans trop y croire.
Ce soir, pour moi, c’est le temps des reproches, des regrets, des souvenirs…  je cherche au détour des heures que nous avons vécues, des indices de ton futur départ. J’essaye de me convaincre de l’impossibilité à être heureuses, ensemble.
Tout résonne différemment maintenant que je sais que tu es partie.
J’essaye de me souvenir de jours heureux et je ne trouve plus que l’ombre de toi. Tu étais à peine présente dans nos rares sorties ensemble et nos discussions ; déjà partie.
Tu me disais que tu étais fatiguée par ton travail, tes élèves. C’était le temps des examens. Puis, est venu pour toi, le temps des grandes vacances. Tu es sortie souvent le soir, pour voir des copines que tu n’avais pas eu le temps de voir durant l’année scolaire trop chargée. Moi, j’aurais voulu te suivre mais la fatigue de la journée avait pris le pas sur la volonté. Je travaillais. Tu n’aimais pas que je t’accompagne car tu ne te sentais pas libre. Tu avais besoin d’être seule avec tes amis. Je n’étais pas très gaie non plus, je le reconnais. J’aurais préféré être seule avec toi, à la maison. Tu as annulé un camp de vacances en août, pour moi et tu l’as regretté. J’étais mal à l’aise de ton geste et j’espérais que nous allions en profiter pour faire des choses extraordinaires, ensemble. Nous sommes restées à la maison pour faire les travaux. J’ai passé toutes mes vacances à peindre avec toi. Le soleil brillait mais j’étais heureuse de construire, avec toi ce qui allait être notre « chez nous ». Déjà, nous projetions une crémaillère, des repas gargantuesques. Alice, Josefa, Élisabeth et son copain sont venus camper dans le jardin. Comme tu étais joyeuse et agréable ces week-ends là ! À regretter que la maison et le jardin ne fussent pas toujours remplis de présences amies.
Une image hante ma mémoire. Celle d’un week-end de camping avec Marianne, Patricia, Josefa, au lac d’Aiguebelette. L’eau était fraîche, le temps orageux. Je m’étais levée à six heures pour préparer des gâteaux à emporter. J’avais ensuite préparer le petit-déjeuner et t’avais apporté le plateau dans la chambre. Déjà tu te préoccupais de l’heure, anxieuse de ne pas être en retard. Tu m’as exhortée à finir vite. Tu avais peur que je ne traîne, comme d’habitude.
La route a été longue, J’étais un peu déçue de constater ton insistance à ne pas être seule avec moi dans la voiture. Josefa est montée avec nous. Tu as plaisanté avec elle – en conduisant – alors que je suis restée muette, prétextant une nausée. J’étais triste que tu n’aies pas préféré faire la route ensemble, nous deux. J’étais triste de te voir si joyeuse avec Josefa comme tu ne l’as jamais été avec moi. Tu chantais. Elle riait. J’ai ri avec vous pur ne pas me sentir seule, pour ne pas jouer les longues figures. Je voulais te plaire. Tu ne semblais pas vouloir t’apercevoir de ma présence. Quelquefois, quand Josefa me parlait, tu me rabrouais un peu et, de nouveau, je me taisais, soucieuse de ne pas trop interférer dans ta relation avec ta meilleure amie. Nous nous sommes assommées de concerti de Vivaldi, nous avons fait des haltes photos. Tu étais inspirée, disais-tu et je t’admirais de percevoir ce qu’on ne voyait pas.
Au bord de l’eau, les copines se sont ruées sur les gâteaux et toi, tu es partie nager, seule. Tu es sortie de l’eau quand j’y suis rentrée, avec Josefa. Flottant, je t’entendais, sur la rive, hurler ton admiration pour la brasse coulée et  appliquée de Marianne. Mais tu t’es abstenue de commentaires sur mes prouesses en crawl, au moment où les autres  m’encourageaient, à leur tour. Tu as refait des photos mais pas de moi car tu n’arrivais pas à me cadrer. Je me taisais et personne ne relevait tes propos. Je me sentais gauche auprès de tes copines. Désireuses de leur plaire, comme à toi, je ne faisais que susciter tes marques de désintérêt.
Pourquoi ?
Que se passait-il en toi ? Nous n’avons jamais discuté de ce week-end et je te l’ai raconté comme si nous avions vécu des moments tellement différents qu’il fallait que je t’explique comment je les avais vécus. Pourquoi ta mauvaise humeur à mon égard et cette distance que tu mettais entre nous ? Tu prétextais le fait que Josefa venait de rompre et qu’elle se sentait triste de nous voir heureuses. Pour avoir parlé avec elle depuis, je sais qu’elle ne réagit pas ainsi au bonheur des autres. Alors pourquoi ?
Tu le savais – ne la connaissais-tu pas depuis des années ? Le week-end s’est achevé dans la débâcle. Il tonnait ! Au retour, tu as invité Josefa à la maison et toute la nuit, vous avez discuté. Le lendemain, je travaillais.
Je ne sais pas pourquoi je te parle d’une situation que nous avons vécue ensemble si ce n’est, peut-être, avec l’espoir qu’enfin tu me dises ce qui s’est passé pour toi comme j’ai essayé aujourd’hui de te raconter ce que j’ai ressenti alors.
Il est déjà deux heures du matin. Je posterai ma lettre demain. Elle ne partira pas, il n’y aura pas de levée de courrier. J’ai besoin de sentir qu’elle est en route vers toi. Mais je sens que j’ai encore tellement de choses à te dire. J’aimerais tellement comprendre pourquoi tout s’est déroulé ainsi. J’accepterais mieux ton geste si seulement tu m’expliquais pourquoi tu as voulu partir. Que tu aies rencontré une femme qui t’aime, qui te corresponde mieux que moi, je peux l’admettre, tu avais déjà eu d’autres relations alors que nous étions ensemble et j’avais toujours fini par accepter. Cette fois, je l’aurais aussi accepté. Il y a assez d’espace à la maison pour y vivre à trois. Je ne prends pas beaucoup de place. Je me ferais toute petite, nous pourrions aménager le petit bureau pour moi. Ferney-Voltaire, ce n’est pas loin de Genève, ni de Lyon pour y passer le week-end. Les murs sont chauds, la maison est agréable, même en hiver. Un pommier n’a pas perdu ses fruits. De ta chambre, tu pourrais le voir, noir et dépouillé si frêle sous le poids de ces grosse pommes rondes et jaunes. J’ai fait des provisions, des gelées à soutenir un siège. Je t’en prie, réponds-moi !
Hélène
Écrasée par autant de supplications, Hélène rechercha du réconfort dans sa tasse de café froid et s’en resservit une deuxième ou était-ce une troisième ? Elle pensa à en repréparer pour elle mais aussi pour tous les déménageurs. La maison demeurait silencieuse alors qu’elle aurait dû être bruyante avec le déménagement qui approchait de la fin. Elle n’entendait personne. Elle eut le sentiment d’être seule. Elle se sentit vaciller et éclata de rire, contente de faire du bruit, contente de savoir que si elle était seule à l’instant, c’était probablement parce que les autres respectaient son besoin de se rester, un peu, à l’écart et non parce qu’elle avait été abandonnée. Elle allait attendre leur retour pour préparer quelque chose comme une petite collation de milieu de matinée. Tout le monde devait être fatigué par les trajets entre Ferney-Voltaire et Neuville -les -Dames, à quelques km de Bourg-en-Bresse. Depuis un mois, ils avaient dû accumuler mille km à raison de 120 ou 150 km par trajet, sans ou sur autoroute. Entre deux heures trente de route et une heure trois quart. Elle regrette de ne pas avoir remarqué quand ils étaient repartis, elle serait plus à même de deviner quand ils seraient de retour ! Elle prit la grande décision de s’occuper d’elle et se mit à la recherche de fruits secs, mûres blanches de Turquie et ananas issus du commerce équitable. Ils en auraient terminé, avec ce dernier voyage. Elle pourrait leur proposer d’aller noyer leur fatigue après un bon repas gastronomique, aux Saules. Le rangement allait être remis à demain ou le jour après, la retraite permettait cette flexibilité. Elle reprit sa lecture en grignotant.
Ferney, le 24 décembre, veille de Noël, samedi.
Chère Frédérique,
Ces quelques jours de solitude forcée m’ont permis de réfléchir… et de faire le bilan !
Seule, je l’ai été avec toi. Maintenant, je le suis sans toi.
C’est plus simple et plus vrai. Je le vis beaucoup mieux. Je sais, désormais que je n’ai plus à attendre. Dix jours déjà que tu es partie, que tu ne m’as pas donné signe de vie. Josefa m’a assuré que tu allais bien, que tu étais heureuse, avec ta nouvelle amie. Tu as obtenu un remplacement à Lyon dès la rentrée scolaire. J’en suis très contente pour toi. Ainsi, je n’aurai pas la tentation d’aller t’attendre à la sortie du lycée, à Bourg. C’est mieux ainsi. Je reste donc seule dans la maison et je commence à me sentir heureuse, moi aussi. Libre !
Avec toi, j’étouffais comme tu étouffais avec moi.
Je respire enfin.
Je vivais mal, tiraillée entre le désir de vivre comme j’en avais réellement besoin et celui de te suivre dans ta vie, comme tu l’entendais. J’ai essayé, sans succès. Je ne peux pas, je ne pourrais jamais vivre ainsi en me niant, me coulant dans ton ombre, disparaissant pour exister comme toi. Seule ! Libre ! Je me sens re-commencer à vivre. De nouveau, j’ai une multitude de choses à entreprendre et je sais que j’oserais enfin me lancer sans avoir peur de me frustrer du temps que nous aurions pu passer ensemble.
De ton côté, tu as besoin de partir, de voir ailleurs si tu y es. Tu étouffais. Sans doute, respires-tu mieux enfin ?
Lorsque nous vivions ensemble, nous nous déchirions sans cesse. Nous nous heurtions. Nous nous asphyxions, incapables d’accepter totalement l’autre, incapables de l’aimer pour elle. Notre « amour » n’a été qu’une longue suite de ruptures. Aux reproches et aux regrets succédaient invariablement des rejets et des séparations brutales. Puis, venait le temps des remords et  des pardons. Des promesses que nous ne tenions pas. J’étais toujours aussi possessive et exclusive tandis que toi, tu devenais à jamais fuyante, rejetante. Tu me trompais. Je pleurais. Tu pleurais. Je pardonnais. Tu rompais. Et nous recommencions !
J’avais presque accepté que ce soit ainsi par peur de rester seule, par besoin d’être aimée. Même mal. J’étais seule et tu ne m’aimais pas. Je suis heureuse que tu aies pris la décision de rompre, tu avais raison mais pour moi, c’était encore trop tôt. Je n’avais pas encore décidé de tout casser. Maintenant, le choc est passé.
Tu as bien fait de partir et je m’en veux dans mes précédentes lettres de t’avoir suppliée de revenir. Recommencer ? Ce serait une folie, pour les deux. Je le sais et ne le souhaite plus. La vie est trop brève – tu as raison – pour la gaspiller dans la souffrance.
Je sais que tu n’as pas besoin de moi. Tu ne veux pas être aimée comme je t’aimais. Du moins comme je croyais t’aimer. Est-ce vraiment de l’amour que cette irrésistible besoin de posséder l’autre, de l’enfermer ? Je t’aimais trop mal, pas assez bien.
C’était la première fois.
De toi, je voulais tous les instants de ta vie, tous les soupirs de ton corps, tous les mouvements de ton âme. Je te bloquais dans tout ce que tu voulais au plus profond de toi. Tu enseignais mal, tu étais fatiguée, tu ratais tes photos, tu n’étais plus disponible pour tes amies. J’étais lourde dans tes bras. Décevante aussi car tu aimais la force, l’assurance, la réussite, l’indépendance, la liberté, la joie, la séduction, le jeu.
Je ne serai jamais cette femme-là, à laquelle tu rêvais et que tu espérais en moi. Et qu’importe maintenant ! En tout cas, ce n’est pas avec toi que je trouverai la confiance, la force et la joie de vivre !
Je t’aimais dans un état de manque perpétuel et d’insatisfaction constante.
Je sais que je ne t’aime plus.
À cette heure sombre et froide de la nuit, j’espère encore qu’un jour, je pourrais aimer une femme avec confiance et dans un abandon de soi total. J’espère que je pourrais construire, avec elle, une vie de joie, de rires, de bonheur, libérées de ces sordides querelles de ménage où je m’épuisais avec toi.
Je veux être heureuse. Même seule !
Déjà, j’ai réorganisé la maison, commandé de nouveaux meubles, le fameux vaisselier que tu détestais tant. J’ai nettoyé les planchers, repeint ta chambre en blanc, remplacé la vitre cassée du grenier.
Demain, c’est Noël et j’irai chez mes parents. J’attendais ce jour avec tellement d’impatience. Nous avions projeté d’y aller ensemble. Je t’aurais présentée. Ce soir, j’avais besoin de me retrouver face à moi-même et faire les plans de ma nouvelle vie. Peut-être, beaucoup plus tard, quand nous serons amies – si nous le pourrons jamais – j’aimerais que tu viennes, avec ta copine bien sûr, passer un week-end. J’ai besoin de savoir qu’un jour, nous pourrons nous parler sans larmes, de ce qui s’est passé, pour nous, à un certain moment.
Je te souhaite un Joyeux Noël et une Heureuse Année d’Amour et de Tendresse.
À quand ta prochaine expo ?
Je t’embrasse affectueusement.
H.
Hélène lisait debout, puis s’assit sur le rebord de la fenêtre et se releva et continua en marchant. Elle était oppressée par la brutalité de cet attachement, par l’intensité de son acharnement à refuser de perdre une relation. Avait-elle cru se mettre en danger en laissant Frédérique partir ? Avait-elle eu si peu confiance en la vie qu’elle a eu pu croire qu’elle allait être condamnée à survivre isolée, indésirable, incapable d’amour sincère ? Aujourd’hui, elle pensait savoir qu’elle réagirait autrement. Vraiment ? Pourrait-elle avoir peur comme à vingt ans alors qu’elle en avait plus de soixante ? Si sa compagne lui annonçait dans un an qu’elle avait rencontré l’amour le plus merveilleux de toute sa vie, comment la laisserait-elle partir ? Comment resterait-elle seule dans cette maison qu’elles avaient choisie ensemble, qu’elles auront aménagée ensemble ? Hélène eut soudainement hâte de voir Béatrice de retour, au volant de leur voiture verte, carrée et spacieuse comme un drôle d’animal et qu’elles nommaient affectueusement leur kangourou. Elle avait envie de sentir qu’elles vivaient bien ensemble, qu’elles étaient vraiment heureuses depuis vingt -cinq ans, qu’elles s’accordaient facilement pour tout ce qui était important. Elles ne se disputaient que par fatigue, quand elles ne pouvaient plus se comprendre. Elle reprit son décompte. Si Béatrice avait repris la route en voiture et avec les garçons conduisant le fourgon, ils en avaient pour 3 ou 5 heures aller-retour en espérant que les deux filles sur place à Ferney avaient tout préparé et étaient prêtes à monter avec eux. Elle regrettait de s’être absentée pour lire. Mais il restait si peu à faire. Jean-Paul et Jean-Jacques auraient pu retourner à Ferney pour le dernier chargement, léger, et revenir avec Julie et Charlotte. Hélène s’était contaminée par le souvenir de trop de souffrance. Elle continua pour en avoir fini.
Le 26 décembre
à 2 heures 20 du matin, ou de la nuit.
Frédérique,
Je ne sais pas pourquoi je continue à t’écrire alors que tu n’as pas répondu à mes précédentes lettres. Mais les as-tu reçues ? Je ne sais pas où continuer à t’écrire sinon chez tes parents. Tu aurais pu me téléphoner mais sans doute as-tu été prise par la fin des cours, la préparation des fêtes ? Peut-être ne sais-tu pas que j’attends un signe de toi, peut-être n’y penses-tu pas. Ou n’oses-tu pas ?
Je ne sais plus que penser, je me perds en conjectures. Le temps apportera les réponses et c’est maintenant que j’ai besoin de les avoir. Pour mieux me situer.
La maison est clame ; dehors, il neige ; le Godin ronfle car le tirage est excellent. Il est 2 h.2o et c’est l’heure où tout le monde dort.
Je me souviens comme dans un rêve qu’avant-hier, tout allait bien. Aujourd’hui, alors que tout va mal, j’ai l’impression que je me suis menti ou que j’ai cru que tout avait été digéré, par impatience, par manque d’expérience. J’ai peur que tu ne crois à ce que j’ai écrit et pourtant, j’aimerais que tu y croies aussi. Comme moi.
Comme je vis mal cette rupture, la première. Comme j’aimerais être sure que ce sera la seule. Que plus tard, je serai assez forte pour qu’il n’y en ait plus. Jamais. Serais-je assez aimée comme je le souhaite ? Pourrais-je jamais aimer comme ce doit être ? J’oscille, sans arrêt entre l’affirmative et la négative.
Cette nuit, mais est-ce la fatigue, c’est le désespoir.
Serais-je jamais partiellement différente de ce que je suis maintenant ? La leçon que je peux tirer de cet échec, c’est que je dois changer pour changer ma vie.
C’est en moi que réside la faille. Je suis trop possessive, trop méfiante, trop exclusive, trop dépendante de la personne aimée, trop intolérante aux tentatives et aux manifestations d’indépendance affective.
J’ai trop besoin de partager des activités privilégiées, trop besoin de parler, trop besoin que l’on échange avec moi, trop besoin de parler, trop besoin d’être comprise, acceptée, entourée soutenue, aimée, désirée.
Il y a trop de trop dans ma vie !
Arriverais-je à être différente ?
Je ne sais plus. Suis-je déjà trop vieille, à 23 ans ? Sinon, comment arriverais-je à continuer à vivre ? À espérer en l’amour ?
Je me sens assaillie par toutes ces interrogations. La tête me tourne. Je suis tellement fatiguée et j’ai tellement peur de dormir. Demain, il faudra que je retourne au travail car je suis de permanence, au Centre Social. Si seulement, je pouvais être malade. Avoir une crise de foie ; n’est-ce pas courant à cette période de l’année ? Mais quelle déception pour mes clients !
Malgré mes aspirations profondes, le nœud est toujours présent, au fond de mon estomac. Inutile d’essayer de dormir, l’angoisse est là qui me tenaille.
Pourquoi t’écrire tout cela puisque tu t’en fous ?
À quoi bon te confier mes états d’âme alors que tu ne les supportes pas ? Tu me voulais forte et, ce soir, je ne suis que douleur et gémissements.
Je pleure sur nos vacances que nous aurions dû passer ensemble à Avoriaz, sur l’espoir désormais éteint que tu t’en souviennes. As-tu annulé la réservation ? Attends-tu que ce soit moi qui le fasse ? Une crainte m’étreint. Et si c’était trop tard pour le faire et que tu partes avec ta nouvelle copine ? Cette pensée m’écœure. Aurais-tu cette indélicatesse ? Et quelle morale bourgeoise te retiendrait ? Je suis de nouveau la proie de ma jalousie féroce.
Je n’ose plus téléphoner à l’hôtel, de peur d’apprendre ce que j’aurais voulu savoir de toi.
Qu’importe puisque tout est trop tard !
Hier, c’était le repas de Noël en famille, comme chaque année. Sauf que cette année, j’avais annoncé ta venue, pleine de cette force et de ce plaisir de la provocation que l’amour me prêtait.
Que j’ai aimé cet instant d’audace ! J’allais te présenter à ma famille et déjà, j’avais le courage de faire face, à côté de toi, à leurs interrogations, leurs reproches ou même leurs incompréhensions, leur rejet. Peut-être auraient-ils joué la tolérance, l’ouverture ?
Maman était surprise de me voir seule. Je n’avais pas téléphoné pour lui annoncer que tu ne serais pas des nôtres. J’ai espéré – jusqu’au moment de partir – ta venue. Je lui ai répondu que tu étais dans ta famille car… et j’ai brodé de jolies excuses en forme d’amour familial et nécessité d’être présente pour des parents avec des problèmes de santé, dont elle n’a pas été dupe. Ça aurait pu marcher. Je me cramponnais à mon mensonge parce qu’il me faisait de bien. Maman me scrutait et, dans son regard anxieux, j’ai lu ma douleur. Elle ne m’a rien dit mais toute la journée, elle a été attentive à mes plus petites envies comme elle ne l’avait plus fait depuis mon enfance. C’était bon, doux et triste à la fois. Mon père n’a manifesté aucune curiosité particulière et se montrait trop compréhensif. À la distribution des cadeaux, maman a hésité face au tien et me l’a confié avec un sourire fugitif.
C’était une grande boîte de marrons glacés. Je l’ai donné ce matin à une petite fille qui accompagnait sa mère, au Centre. La mère avait été battue durant la nuit par son mari ivre.
Elles s’étaient réfugiées dans la cave d’un immeuble. Elles avaient eu froid toute la nuit. Je pouvais deviner sous leurs manteaux, leurs chemises de nuit. La petite a grignoté les marrons pendant que sa mère pleurait encore. Ce soir, elles sont de nouveau à la maison. Pour combien de temps ?
D’autres sont venus parce qu’ils étaient seuls, vieux ou démunis. Ils m’ont aidé à faire face à ma solitude. Leur désespoir a tempéré le mien. Sans le savoir, ils m’ont soutenue comme je les avais accueillis.
Je me souviens avec nostalgie de l’image tranquille que je leur ai donnée, depuis que je les connais, forte de mon amour. Le jeu continue mais il me pèse quelque fois, pourtant. Il m’oblige à gérer. Et voilà que c’est eux qui me soutiennent !
Demain, j’irai travailler mais que ferai-je la semaine prochaine et la suivante ? Seule avec moi-même, dans cette immense maison creuse qui accuse ton absence.
Je sais que je devrais renouer le contact avec mes amies, les nôtres. Et feindre la joie. Mais viendront-elles, ces amies que j’ai fait fuir par mes pleurs et mes lamentations ? Aurais-je l’énergie de bien les accueillir ? Dans quelques heures, le jour !
Cependant, je ne peux suspendre cette lettre sans te crier une dernière fois mon amour.
Malgré moi, je t’attends toujours.
Je ne peux croire que tout soit fini entre nous ; je n’arrive pas à accepte que tu ne m’aimes pas, un peu, malgré ta crainte. Ne pouvons-nous pas faire fi de nos peurs ?
Voilà que je recommence ! Que l’espoir est dur à tuer.
Ne m’aimes-tu vraiment pas ? Ne m’as-tu vraiment jamais aimée ? Je n’en peux plus de souffrir de tes dernières paroles.
Ce serait plus facile de vivre dans ton absence si je savais que nous nous sommes aimées. Même un court instant. Intensément.
Je reste là, avec des faux souvenirs heureux, engluée dans un énorme mensonge.
Et si, moi aussi, je ne t’avais jamais aimée ? Me serais-je trompée ? Ai-je seulement cru en mon amour parce que j’avais besoin d’aimer ?
« Les premières amours sont toujours malheureuses » les mots du professeur de français, M. Marcel avaient plongé toute la classe dans un long silence de panique. Nous avions quinze ou seize ans et nous espérions tous un grand amour, beau et fort. Qui d’entre nous a pu croire alors, que ce ne pouvait être que dramatique. Je me souviens encore de ma peur et de ma résolution adolescente, convaincue que je saurai être plus perspicace, plus patiente, plus aimante. Je voulais d’un grand amour bouleversant qui m’aurait transportée de joie et de bonheur, ma vie durant. J’allais vivre ce que les autres ne pouvaient pas. J’ai cru que je pourrais. J’ai cru que ce que je vivais avec toi, c’était beau et indestructible. Je t’aimais et tu ne m’aimais pas.
Mon premier amour a été une erreur, un mensonge.
Je sens la rage me submerger. Je t’en veux de cette erreur. Je t’en veux de m’avoir volé mon premier amour. Pourquoi as-tu joué avec moi ? Comment continuer à survivre avec cette pensée ? Pourtant, je t’ai attendue. J’ai espéré. J’ai cru aimer, avant toi. Je me suis retenue avec d’autres qui voulaient partager ma vie. On m’a rejetée. Les années ont passées et j’avais enterré ce sentiment-là sans perdre l’espoir qu’un jour, moi aussi, j’aimerai et je serai aimée.
Tout tourne. La boucle s’est refermée sur ma douleur. Je suis malheureuse. Il est trop tard. Je n’ose plus me souvenir. J’ai trop mal. Rien n’était vrai. Seule subsiste mon regret. Pas une image ne peut encore exister. Je ne peux me raccrocher à rien.
C’est le vide. Il ne me reste qu’à travailler, dormir. Et un jour ou une nuit, ce sera la fin.
L’espoir est mort, cette nuit.
Hélène
Elle posa ces feuilles. Bientôt midi. Ils seraient de retour pour midi trente, affamés. L’heure pour se précipiter aux Saules ou ailleurs. Ou pique-niquer dans la cuisine qui était aménagée depuis plusieurs jours. Elle n’avait plus envie de penser au Noël terrible de l’année 77. Cette année ce serait différent. Comment avait-elle cru que ses parents étaient si bienveillants alors qu’ils l’avaient laissée se démener avec son chagrin d’amour, avec une pudeur qui frôlait l’indifférence ? Cette dureté de cœur, Hélène allait la découvrir chez son frère perfectionniste et exigeant avec ses trois filles, divorcé et solitaire. Elle la percevait chez sa sœur, cadre autoritaire au travail comme avec sa famille et dont le fils unique a fui en Australie, pour vivre sur un surf. Ils n’avaient pas appris à aimer, à se dire « Je t’aime ». Ils tenaient les uns aux autres par le biais de rituels rigides qui lui pesaient depuis son enfance. Ses parents approchaient les nonantes ans raidis l’un à côté de l’autre, dans un ennui muet qui la déstabilisait, chaque fois qu’elle allait leur rendre visite. Depuis sa retraite, pour s’alléger, elle se faisait accompagner par Béatrice quand elle leur rendait visite. Elle se demandait si ce n’était pas ce premier amour souffrant qui lui avait ouvert le cœur et rendue capable de tendresse et d’affection pour les autres. Elle commença le compte de tous ses amis, de toutes ses connaissances, de tous ceux qu’elle pourrait solliciter si elle avait besoin, de tous ceux qu’elle aurait pu réveiller en pleine nuit pour les appeler à l’aide. Une étude sociologique probablement américaine avait fixé à 13 le nombre de personnes que l’on a besoin d’avoir autour de soi pour se sentir en sécurité. Hélène en avait le triple ! Elle se moqua d’elle-même lorsqu’une idée germa en elle. Elle se remplissait de gratitude pour Frédérique qui avait su la toucher si profondément qu’elle avait découvert son cœur tendre d’enfant et avait pris goût à apprécier, à partager, à aimer. Elle pouvait poursuivre sa lecture pleine de tendresse pour ces deux jeunes femmes qui s’étaient confrontées si fortement l’une à l’autre qu’elles avaient mûri en s’adoucissant avec l’âge. Elle allait téléphoner à Frédérique pour lui proposer un week-end à la campagne, à quatre.
Le 29 décembre à midi.
Frédérique,
Cette lettre, je ne la posterai pas. Sans doute, ne la liras-tu jamais. Qu’importe.
Je t’écris pour me faire exister au moins face à moi-même.
Je t’écris car je suis seule et j’en crève.
Je me suis assoupie cette après-midi pendant quelques heures pour étouffer cette angoisse de ne pas dormir suffisamment, de m’affaiblir, d’être malade.
Je dors les vacances dont nous avions rêvées. Quinze jours pour moi, sans le travail pour me perdre, sans les collègues avec lesquels il faut maintenir l’apparence. Les amies sont en vacances ou digèrent les fêtes. Elles savent tout.
Quinze jours pour réapprendre que tu n’es pas là et que nous aurions dû être ensemble ailleurs et je suis là dans cette maison, seule avec tout à faire et pourtant sans enthousiasme, sans énergie.
Je suis vide de tout. Je ne sais plus qu’écrire pour avoir une réponse de toi.
Le moment de se dire adieu ?
Hélène
Le 31 décembre,
dernier jour de mon année de souffrance
et demain premier jour de ma renaissance ?
Chère Frédérique,
Je t’écris rapidement depuis la maison, avant de sortir en boîte.
J’ai fini les petits travaux. Je vais reprendre le travail dans une semaine. J’ai hâte de pouvoir me noyer dans les histoires de mes clients, pour oublier la nôtre. Je vais me réfugier dans ma famille. Ils ne te connaissaient pas. Avec eux, c’est plus facile de ne pas parler de toi qu’avec les amis qui savent et jugent, et choisissent leur camp. Josefa m’a dit qu’elle préférait ne pas me voir jusqu’à ce que la situation soit tassée. C’est vrai que j’avais envie de la voir -non pas pour elle mais – pour avoir des nouvelles de toi. Alicia, Josette, Patricia, Jacqueline et beaucoup d’autres ont disparu aux abonnés absents.
Je refuse de sentir que je souffre de faire le passage vers une nouvelle année sans toi.
L’année 1978 sera longue pour moi, seule. A devoir tout reconstruire. Isolée des autres par un incompressible chagrin.
Même les collègues vont voir que je vais mal mais ils vont me laisser avec mon chagrin par peur de s’immiscer dans ma vie privée.
On dit que les vagues de la douleur s’espacent et diminuent en intensité au cours d’un cycle d’un an. C’est valable quand on n’a pas aimé comme je t’ai aimé. Ça me prendra certainement plus longtemps pour t’oublier car on n’oublie pas une réelle rencontre. J’ai peur de ne pas pouvoir traverser ces jours infinis sans toi et ces mois, vides de toi. J’ai peur de tous ces week-ends où je ne vais avoir le goût à rien.
J’ai peur de vouloir me venger de tout le mal que tu m’as fait avec tes mensonges, tes tromperies, tes faiblesses.
Cette lettre est vraiment la dernière car je ne veux pas que tu te plaignes auprès des autres que je t’importune. Je te dis adieu en espérant ne plus jamais te revoir.
Hélène ou ce qu’il en reste.
Ouf ! Souffla Hélène quand elle posa ses feuilles lues au moment où elle entendit le bruit du Kangourou. Elle eut le temps de se souvenir qu’elle avait revu Frédérique qui lui avait présenté sa nouvelle conquête, Viviane, qu’ensemble, elles étaient parties en vacances avec des amies, en été, à Rimini ; ville balnéaire où Viviane rejoignait Donata qu’elle aimait sans pouvoir vivre avec elle. Le temps de ce mois d’août, elle avait vécu le désespoir de désirer encore Frédérique qui commençait à aimer Viviane qui aimait toujours Donata qui l’aimait également mais à 555 km de distance. Les « 5 » portaient bonheur disait-elles. Hélène en était revenue avec des coups de soleil, et un service à dessert en grès. Elle se rendait compte que le service était cassé depuis des années. Peut-être que son manque de goût pour le grès datait de cette période de grande peine. Elle savoura son impatience de revoir Béatrice, le temps qu’elle gare la voiture, et sorte, les bras, peut-être chargés, de ce qu’elle finissait de transporter. Les autres devaient arriver un peu après car ils devaient être plus lents, au volant du véhicule alourdi par les dernières affaires. Elle aurait le temps de redire à Béatrice combien elle l’aimait. Elle lui raconterait tout ce soir, de son long voyage pénible mais salutaire dans le temps de son histoire et sa décision ferme de boucler ce qui doit l’être. Quarante -trois ans après, la clôture s’imposait.

LA VIE DE L’UNE AVEC L’AUTRE

Ce n’est jamais comme dans toutes les histoires : il y a un prénom qui change, des âges, des figures. D’un être à l’autre, les données ne se retrouvent pas toujours telles quelles, comme si on pouvait dire « c’est comme cela puisqu’elles sont comme cela et que les faits sont ceux-ci ».
L’autre jour, elle cherchait à lui crier sa colère, le lendemain, elle taisait tout sentiment et tout ressentiment. N’empêche que ce n’était pas si facile que ça, ni pour les unes, ni pour les autres.
Le vent tournait et laissait à chaque jour un goût différent d’amertume, de crainte, d’espoir mais jamais d’apaisement. La langue-agenda s’était installée entre elles, plus rien ne s’en échappait. Après l’étalage des horaires à rendez-vous, des pointages de gens vaguement rencontrés, plus rien ne pouvait s’infiltrer dans les phrases de mots qu’elles se disaient, Toute tentative était vouée à échoir sur le bord de leur conversation. L’une et l’autre, douloureusement opposées puisque ne pouvant se rencontrer, ne savait que piquer la sensibilité, titiller de ci, de là pour obtenir un semblant de réaction, quelque chose.
Et tous les non-dits gaiement posés entre elles, infranchissables, s’en donnaient à cœur joie pour pourrir tout essai d’approche. Dans la confusion des mots et les effluves de sentiments, chacune déviait, pour donner mille interprétations sans jamais se fixer sur une seule qui aurait pu, un instant, les mettre l’une face à l’autre.
Et ne pouvant sortir de leur être tout ce qui s’était dit de tendresse inavouée, de désir inassouvi, elles le laissaient flotter au-dessus d’elles, comme une lointaine reconnaissance ; trop éloignée d’elles pour qu’un jour leurs corps se rencontrassent L’une et l’autre, ne pouvant se débarrasser d’un fatras d’impossibilités, soigneusement établies mais ne pouvant non plus renoncer à la possibilité, floue, de pouvoir sortir, un jour, de leur relation-agenda, pour des moments de tendresse partagée ; elles s’écartelaient l’une et l’autre sur l’autel de leurs incertitudes.
Et comment auraient-elles pu faire pour ne pas tomber dans le piège de l’attaque alors qu’il ne leur restait rien d’autre ? Unique moyen, pour elles, de savoir si l’autre ressentait encore quelque chose, juste un peu. Confrontées l’une à l’autre, ne pouvant ni ne voulant se trouver l’une avec l’autre, seules, il ne restait que l’arme redoutable de la provocation, sournoise. Être la première à la formuler pour ne pas se retrouver dans les serres d’une question trop virulente, trop personnelle. Et si l’une s’en servait plus ouvertement, c’était parce qu’elle redoutait encore plus qu’on ébranlât l’équilibre incertain, qu’elle s’était forgé. Et si l’autre préférait parfois le silence, c’est qu’elle ne savait pas que faire des réponses-réponses lancées à tout vent, qui la prenait en plein cœur, au sein de ses hésitations.
Tout avait commencé il y a un an. L’une avait aimé l’autre, vite, pensant trouver là une femme comme elle. Tout avait été comme si l’autre attendait sa déclaration, de murmures en gestes, de gestes en paroles. Elle attendait, mais quoi ? Elle ne le savait même pas, coincée entre l’envie de découvrir d’autres horizons et l’appréhension qui s’en échappait à gros flots. Elle y avait pensé, se l’était imaginé mais ne voulait poser ce désir dans le monde du réel. Elle avait construit autour d’elle un présent sans avenir qu’elle ne pouvait ébranler, et,  surtout pas pour cette  autre qui venait lui casser sa jolie construction. Elle l’avait regardé faire, attentive, furtive, lui proposant l’action tout en se dérobant. Danse magique où l’une avançait pour que l’autre puisse mieux reculer. Nul doute qu’à ce jeu-là elles ne s’étaient pas rencontrées. Ou peut-être une fois, alors que des mots de désir s’étaient, quelques instants durant, mis à jouer autour d’elles. Elles les avaient regardés sans savoir qu’en faire, ni l’une, ni l’autre. Et qu’en auraient-elles fait dans cet espace fermé où le monde extérieur d’un seul coup pouvait surgir et tout rendre réel ?
Après les premiers mots données qui avaient l’apparence du désir mais qui n’en était pas, elles sont retournées à la question, la même, toujours. Devant l’impossibilité qu’elles avaient de faire, elles se tournaient chacune vers le désir d’agir. Tout se trouvait dévié ainsi ; comme des tentatives d’interprétation qui échouaient parce que submergées par trop de possibilités. Elles s’égaraient.
Une autre fois, elles avaient tenté de découvrir autre chose que des mots. L’une poussée par l’autre, elles se sont retrouvées pour parler de ce qu’elles auraient pu partager, encore mais c’était déjà cela.
Entre l’une qui cherchait une réponse à son interrogation, mettant tout en œuvre pour que la réponse soit négative et l’autre qui tentait vainement de s’en défaire, ne pouvant que laisser flotter le doute, elles contemplèrent les mots s’éparpiller autour d’elles, libres de toute action. Et si, cette fois-là, elles s’étaient rapprochées, ce n’était que pour mieux s’éloigner, baignant l’une et l’autre dans un trouble empreint de doutes.
Au troc de cet amour trop difficile à porter, elles n’avaient pas un échange à faire mais un pacte. Ce que l’une aurait souhaité n’allait pas aux désirs de l’autre. Il était trop tôt, trop tard. Chacune persuadée de la justesse de son univers ne pouvait le compromettre pour ces mots incertains au travers desquels nul avenir ne perçait. Et devant elles se dessinaient l’impossible. Elles retournaient à leur agenda, n’oubliant ni l’une, ni l’autre de ne pas en déborder pour que rien ne paraisse, rien de ce qui aurait pu faire leur histoire. Il n’y avait pas d’histoire. Rien que des mots. Alourdis par l’insatisfaction, posés là, par mégarde ou par désir. Désir d’un désir évanoui sur quelques paroles, là où agir aurait été le seul choix vital mais si l’une, au moins, l’avait voulu, loin des pouvoirs. Mais elles ne souhaitaient pas la même chose et cela, au moins, elles le savaient. L’une et l’autre.

COMME DANS LA VRAIE VIE

Avec la retraite, le temps se transforme. Des espaces se créent, en soi, que l’on ne soupçonnait pas, remplis d’images, de mots, de sentiments qui forment les souvenirs d’un passé qui semblait avoir disparu. Un petit cahier d’écolier vert et blanc rempli de notes au stylo à encre violette ou noire, a rappelé à Brigitte un moment lointain où l’apprentissage de la qualité des liens était balbutiant, où la capacité d’agir au moment opportun surgissait avec acuité. Les écrits et les photos qu’elle retrouve pêle-mêle l’encouragent à déployer le fil rouge de quelques mois qui auraient pu représenter des années par l’ampleur de leur impact bouleversant sur sa vie, dans l’après-coup.
Le mois de février favorise ce repli sur soi quand la bise noire charrie des nuages de neige qui engloutissent la campagne dans l’immobilité glacée et bloque la ville dans un désordre inquiet. À l’abri de la menace météorologique, dans son nid au douzième étage, Brigitte prépare distraitement à manger. Elle va et vient, pose une assiette, une fourchette et, une serviette en papier dans les mains, elle cherche un verre là où il n’y en a plus. Elle s’attable, elle lit ce cahier qui suspend le cours de sa vie ordinaire, confortable pour imposer la force de l’instant passé.
* * * * * * *
Tout avait commencé par un premier jour d’automne, où, au volant de sa petite voiture orange vif, elle se hâtait, pleine d’enthousiasme, vers son premier poste de thérapeute dans une nouvelle unité de traitement de la dépendance alcoolique. Brigitte venait de sortir de quatre années d’études universitaires laborieuses et sa jeunesse, son inexpérience et sa candeur la rendaient craintive et impressionnable. La directrice du centre de soins croyait qu’elle avait trouvé la thérapeute idéale, curieuse, malléable et pleine d’allant. Les premiers jours étaient dédiés à la formation et à la mise en place de la méthode grâce à la participation de quelques patients qui étaient prêts à tout pour sortir de leur problème sans perdre leur famille, leurs amis, leur emploi, leur santé, leur équilibre psychique. La structure complexe de la prise en charge avait été mise à plat au cours du mois où elle avait assisté subjuguée par le savoir -faire des personnes référentes dans l’équipe. Brigitte s’efforçait à se taire et à réfléchir pour paraître adéquate mais sans succès auprès de la collaboratrice à laquelle elle voulait plaire, une petite femme au tempérament aussi intense que le rouge de ses cheveux longs et abondamment frisés. Jacqueline surprenait Brigitte par des questions diverses pour la débusquer dans ses schémas de pensées théoriques d’universitaires. Brigitte récitait ce qu’elle avait entendu et compris sinon, elle n’osait pas répondre par crainte du rejet de l’équipe, face à son ignorance et sa stupidité. Vint le jour où elle avait commencé à percevoir la force de la souffrance dans la violence de l’attachement de la personne malade d’alcoolisme à la bouteille et à son entourage. En réunion d’équipe ou lors des colloques, elle avait souvent craint de se faire rabrouer comme d’autres novices puis, elle avait su hocher la tête aux mots-clés ou souligner spontanément les éléments décisifs dans les situations des patients. Quand la directrice devait s’absenter et Jacqueline prenait du pouvoir sur le reste de l’équipe. Brigitte s’étonnait du comportement de ceux qui renâclaient à donner les bonnes réponses. Elle n’eut bientôt plus qu’une obsession, se distinguer de tous par sa compréhension et être reconnue par tous et surtout par Jacqueline. L’aisance verbale de cette dernière étonnait Brigitte qui cherchait à l’imiter, reprenant ses formules incisives, ses tiques langagiers et certaines de ses mimiques. Brigitte admirait cette petite femme menue et pétillante qui la faisait rire et lui ouvrait de nombreuses portes et débroussaillait des pistes de réflexions. Jacqueline lui confiait des discussions entre cadres, lui faisait partager des prises de décisions, lui ouvrait son cœur sur ses problèmes familiaux avec un mari qui souffrait d’alcoolisme, qui avait arrêté de boire et à propos de leurs quatre enfants, « chahutés » par leurs camarades, à cause du problème de santé de leur père. Brigitte devenait importante et osait prendre des initiatives mineures et parlait de plus en plus ouvertement avec les autres membres de l’équipe, donnait son avis plus spontanément. Sa timidité se modulait. Elle se détendait peu à peu et appréciait les découvertes des arcanes de la nature humaine sur son lieu de travail, sans se douter qu’elle ne faisait que commencer le long chemin douloureux de la maturation psychique qui allait faire d’elle une experte trente ans plus tard.
* * * * * * * *
Le poële Godin ronflait un peu bruyamment car le feu venait de démarrer. Le tirage était violent par temps de bise. Brigitte le rechargea avec deux bûches de 3o cm. La semaine de travail venait de se terminer. Ce jour-là, un vendredi, à 17 heures, elle avait classé la dernière fiche, refermé le couvercle de la boîte où de semblables s’entassaient dans le bon ordre. Elle avait enfilé son loden avec la satisfaction du travail achevé, noué son écharpe rouge autour de son cou. Son sac noir en bandoulière, elle avait quitté les lieux après un geste d’au-revoir à la réceptionniste, Henriette.
Alors qu’elle se dirigeait vers le parc à voitures, évitant méthodiquement les flaques d’eau gelée, elle avait perdu le sens de ses gestes. Quelque chose d’elle était restée prisonnier du lieu qu’elle venait de laisser. La route était déserte. Les kilomètres s’ajoutant les uns aux autres, reformaient la chaîne du retour vers la maison vide et glaciale. Machinalement, elle avait ouvert son poste de radio. Les mots coulaient et ricochaient sur sa mémoire. Le commentateur paraissait intarissable. Par intermittence, un terme pénétra en elle, la plongeant dans la confusion du passé immédiat, des regrets et d’un futur proche, en alternance, désespéré ou joyeux.
Jacqueline avait posé son livre. Sa cigarette fichée entre ses longs doigts minces, elle avait murmuré
– de toute façon, il est inutile d’essayer de continuer à faire semblant de lire, c’est le moment de parler.
Avec un peu d’emphase, Brigitte avait levé les yeux pour masquer un mouvement de recul qu’elle voulait imperceptible, face à Jacqueline alors qu’elles étaient assises en vis-à-vis, de part et d’autre de son bureau en faux rustique. Elles étaient légèrement masquées par l’entassement des dossiers en attente d’une mise à jour. Brigitte aurait aimé disparaitre derrière la pile et joua avec le sous-main en skaï grenat de Hornschuch AG. À ce moment-là, rien en Brigitte ne semblait pas avoir eu conscience de la distance de protection appropriée à prendre quand l’interlocuteur s’agaçait. Pourtant, elle avait perçu l’irritation de Jacqueline. Quand elle avait écarté mollement la nécessité d’une discussion, c’était déjà trop tard.
– Avec tous ses dossiers à boucler ? ! Pour la fin de la semaine prochaine ?!
– Ça peut attendre. Il y a plus important ; il faut clarifier un point théorique de base, si tu veux continuer à travailler ici. Je pense qu’il est préférable d’en parler rapidement et c’est à moi de le faire. Notre Directrice ne partage pas autant de moments que nous deux, ensemble et elle n’a pas encore remarqué ce que j’ai entendu ces derniers temps, venant de ta part. C’est pour toi que je te dis ça. Dans la vie, lorsqu’on a fait un choix, il est préférable de l’assumer, c’est-à-dire, de l’accepter ; l’acceptation étant la base du travail thérapeutique, ici, tu te dois d’intégrer cette attitude dans ta vie quotidienne. Tu te dois d’en faire la démonstration à l’extérieur. On attend de toi, que tu sois un modèle, les patients et leur famille et nos collègues et les équipes des autres départements. C’est clair ou bien ?
La voix de Jacqueline était dure, forte, sans appel. Brigitte s’était sentie vaciller sous l’accusation qu’elle percevait clairement et qui devait se rapporter à sa réflexion faite à la cafétéria, à midi concernant la température glaciale qui régnait chez elle, à chacun de ses retours, jusqu’à ce que le poêle à bois ait eu le temps de réchauffer l’air de la pièce principale, mais hélas pas dans les chambres. Le poêle à mazout aurait dû prendre le relai mais il y avait un problème avec la cuve qui était sale. Les autres collègues avaient compati ou avaient renchéri sur leurs expériences de montée au mayen et d’y geler tout le week-end, en hiver et même en été, par temps de pluie. Le repas avait été scandé par des rires et des plaintes, des marques d’empathie qui avaient soulagé Brigitte. Elle aimait quand toute leur tablée était animée par des échanges chaleureux autour des soucis de l’une ou de l’autre. C’était souvent, Anita, la physiothérapeute qui se confiait ou Jacqueline qui parlait pour faire la démonstration de la manière appropriée de gérer sa vie ; mais plus rarement, Brigitte qui ne voulait pas révéler des pans de sa vie privée.
Elle s’entendit répondre à Jacqueline sans avoir eu le temps de réfléchir, apeurée. Néanmoins désireuse de s’expliquer mais crispée par la crainte de ne pas pouvoir clarifier la situation sans révéler la raison de sa présence dans la maison, elle mentit.
– Je suis en train de chercher un appartement chauffé. C’est pour cela que je garde un mi-temps. La maison, je ne l’ai pas choisie mais, en été, c’est merveilleux ! Ce n’est pas de ma faute si la citerne a été vendue sale ! Je ne suis pas responsable de cette malhonnêteté !
– Tu ne peux pas accepter conditionnellement quelque chose. Tu acceptes de vivre dans cette maison avec tous les aléas ou tu déménages ! Il est préférable que tu te décides vite. Tu ne peux pas rester à te plaindre tous les jours, sans rien faire pour changer ce que tu peux changer. Jacqueline récita la prière de la sérénité qui était entonnée ensemble, chaque matin, au début du premier groupe de travail. Elle souligna chaque mot-clé de la voix : … « Mon Dieu, donne-moi  la sérénité d’accepter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut être changé et la sagesse d’en connaître la différence ».
– Si j’avais su que c’était aussi contraignant d’habiter dans une maison - Brigitte n’osait pas dire, maintenant, avec qui elle vivait là, et laissa flotter sa déclaration – si j’avais pu, j’aurais préféré autre chose. Je ne peux pas gérer tout ce qui est à faire, je ne peux pas accepter toutes ces contraintes matérielles. Ça me dépasse de devoir le faire, c’est trop lourd, toute seule. Je n’ai pas la sagesse de quoi que ce soit, en ce moment ! Elle souffrait de ne pouvoir répondre aux attentes de Jacqueline et se reprochait l’ambiguïté de sa situation. Tout ce qu’elle n’osait pas dire alourdissait leur échange.
Les phrases se déroulaient automatiquement.
– Si tu justifies ton attitude avec autant de confusion et de larmoiement, tu n’as rien compris à tout ce que je me suis appliquée à t’expliquer depuis le début. À quelques jours de la fin de ton temps d’essai, il faut que tu optes pour une attitude en cohérence avec l’esprit du traitement, surtout face au reste des employés. Jacqueline restait détachée de ses propos, ce qui confondit plus encore Brigitte qui se tut, les yeux baissés sur la moquette bleue et rose saumon. Au fond d’elle, petit-à-petit, ça se craquelait et se fendillait, ça se lézardait et se déchirait largement et les idées y pénétraient, la condamnant à une blessure plus grande encore, l’accusant de malhonnêteté, d’apitoiement malsain vis-à-vis d’elle-même et impudique face aux autres. Ça avait tellement mal que ça s’est fermé. Puis, une colère sourde a rempli les interstices, cherchant à rouvrir une brèche. La douleur violente s’estompa devant la fureur de la lutte contre elle-même, contre l’autre.
Le soir-même, Brigitte avait eu de la peine à se concentrer sur les tâches de la préparation du repas. Chaque bûche lourde à monter, depuis la resserre, la ramenait douloureusement à la discussion. Les jours suivants s’étaient perdus dans la répétition des gestes identiques pour l’entretien de la vie quotidienne et les efforts pour assimiler une nouvelle attitude dans la vie. Le mot « accepter » devenait une référence incontournable à tout moment. Le week-end fut consacré à finir de fendre la bois en compagnie de sa compagne et de préparer les invitations pour la veillée, dans une famille et le repas de Noël, dans l’autre famille. Le choix demeurait simple quand il s’agissait de contenter la majorité. Elle reprit son habitude d’écouter et de se taire durant les heures de travail et de pause. Elle s’appliquait à hocher de la tête avec componction aux dires de Jacqueline. Un mercredi soir de colloque tardif, elle osa révéler ses craintes, de l’évaluation de son temps d’essai, à Roberta qui partageait son sort et semblait mieux la comprendre que les autres. Cette dernière restait craintive et dubitative quant à cet entretien. Une semaine s’était écoulée et la rapprochait du moment où le retour de la Directrice allait marquer la fin de son temps d’essai et peut-être de son engagement. Elle redoutait le rapport que Jacqueline pouvait faire des uns et des autres, de l’équipe thérapeutique et, surtout, d’elle-même.
* * * * * * * *
Brigitte posa la casserole sur le dessous de plat et glissa une nouvelle bûche, une de quarante-cinq cm qui brûlerait tout le temps du repas. À table, elle mangea sa langue de bœuf à la sauce tomate comme si elle mangeait la langue de Jacqueline. Pour exorciser la douleur de ce qui lui avait été dit. Brigitte ne remettait pas, encore, en cause la pertinence ou la manière dont Jacqueline lui avait parlé. Elle avait trop mal pour penser. Elle aimait bien cette image osée, un peu cannibale, pour régler son malaise et la communiqua à sa compagne et dans ses yeux, Brigitte lut la surprise, le vacillement d’une douleur fugitive puis, l’incompréhension. Odile plongea la tête au-dessus de son assiette. Avec obstination, cette dernière évitait le regard de Brigitte qui ne faisait que la survoler par intermittences comme de lourds nuages, avant l’orage. La fatigue de la semaine la cloua dans le fauteuil à côté du feu, en silence pendant qu’Odile lavait la vaisselle, rangeait, rechargeait le poêle avec l’espoir que la pièce serait tempérée, à leur retour de la soirée en ville voisine.
Au Centre-Femmes, ses amies prirent son humeur à la légère. Brigitte but une bière avec l’application concentrée que l’on mettait à réaliser un acte dont on a eu appris les effets théoriques par cœur et par bonne volonté. À la deuxième bière, la déchirure perdit de son intensité. Brigitte s’y attendait. Elle pensa que c’était comme ça qu’on noyait son chagrin. Ça marchait.
Elle participa brillamment à la discussion sur la diversité des approches thérapeutiques, elle plaisanta. Un rire féroce la surprit au détour d’une phrase, tandis qu’elle se maintenait en équilibre sur son haut tabouret, accoudée au bar. Son amie lui sourit. Pour la première fois depuis le début de la soirée, Brigitte s’aperçut de la tendresse d’Odile qui lui tendait des cacahuètes, « pour éponger », plaisanta-t-elle. En partant, une femme glissa à Odile qu’elle lui raconterait la fin de la fête et de veiller sur Brigitte. « Et surtout, ne la laisse pas conduire pour rentrer ! » Avec la bouffée d’air glacé du dehors, Brigitte crut retrouver le sens des réalités. Sa douleur avait repris des proportions qu’elle estimait justes et qui étaient simplement supportables. Elle se laissa bercer par l’imperceptible ronflement de la voiture qui se faufilait à coups de grands phares jaunes à travers la nuit.
À la maison, sous le couvert, elles prirent des bûches dans les bras pour alimenter la réserve pour le lendemain matin. C’était plus facile de faire l’effort le soir plutôt qu’au réveil ! Elle laissa tomber une bûche sur les braises de la dernière. Le feu devrait repartir doucement et tenir la nuit. Demain, elles auront chaud au réveil. Puis elles montèrent ensemble affronter le froid cru des pièces à dormir. Tout était glacé, le plancher, les draps, les couvertures, les édredons, les livres et les cahiers sur la table de chevet et l’interrupteur de la lampe mais Brigitte se retint de s’attarder sur son ressenti, elle craignait de reconnaître que c’était difficile, crispée par son exigence d’accepter toutes les contraintes de la maison, sous peine de devoir en changer.
Brigitte et Odile firent l’amour avec le ravissement des premières fois, des premiers émois, pour réchauffer le lit ! Elles rirent pour le plaisir. Brusquement, Odile lui rappela leur projet d’aller skier le lendemain. La météo annonçait du beau temps. Elles iraient en fin de matinée, à La Faucille. Le corps de sa compagne apprivoisait déjà le sommeil, se lovant sous les couvertures, recalant un oreiller, tirant sur le haut de son pyjama trop court qu’elle avait mis à chauffer et enfilé dans le lit. Brigitte la trouvait belle mais elle tut son désir, à peine l’eut-t-elle reconnu. Néanmoins, elle s’attarda sur les yeux fermés d’Odile qui souriait toute au plaisir de la chaleur et du bien-être de l’abandon. Elle essaya de l’imiter sans grande conviction et sans aucun succès jusqu’à ce qu’elle basculât tardivement, dans le sommeil, sa main sur la poitrine de sa compagne. Au petit matin, la douleur précipita Brigitte dans les bras d’Odile qui se réveilla avec effarement. Les sanglots montaient en longues rafales renversant, piétinant, saccageant tout dans leur remontée. L’incommensurable peine qui s’était accrochée à son diaphragme ne s’était pas noyée. Anesthésiée, elle avait temporisée. Maintenant, était l’heure de forcer l’abandon de toute rationalisation, de déjouer tout raisonnement, de laisser tomber toute justification, les vagues brisaient leur voie en réduisant le corps à une béance infinie.
Brigitte hoqueta qu’elle avait mal, inconsciente de l’incongruité de sa déclaration qui avait la redondance et l’inadéquation des sous-titres que l’on lisait malgré soi alors que l’on possédait parfaitement la langue du film. Odile hochait la tête, berçait son amante meurtrie qui se pansait à la chaleur de son corps généreusement offert au désespoir de Brigitte qui vibrait au rythme ralenti des dernières douleurs. Elles se redormirent longtemps. Il fit beau et très froid ce jour-là. Brigitte skia comme dans un rêve, libérée de toute crainte, avec le plaisir et l’aisance de l’état de grâce.
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Les semaines de travail se succédèrent rapidement après l’entretien avec la Directrice qui s’était montrée satisfaite de la collaboration de Brigitte et reconnaissante pour tous les efforts d’adaptation qu’elle avait fournis. Elle l’encourageait à continuer malgré la difficulté à travailler dans une équipe en cours de formation. Elle la mit, également, en garde contre sa tendance à se laisser impressionner par les thérapeutes plus expérimentés. Brigitte en fut étonnée et soupçonna quelque chose d’informulable pour elle. Elle se souvint de cette nuit où elle avait eu si mal d’avoir été mise en abîme avec autant de rigueur par Jacqueline. Elle se préparait à un vendredi soir bien différent.
Quand le téléphone sonna, elle sut que c’était Odile qui l’appelait. Elle ne pouvait pas rentrer pour manger. Elle avait une réunion de travail. Sa voix caressante murmurait des mots tendres et impudiques. Brigitte sourit, elle rit. Elle était heureuse. Ensemble, elles firent des projets pour le week-end qui allait être bouleversé par l’imprévu-prévisible, elles multipliaient les « s’il fait beau, s’il pleut, s’il fait trop froid ». Elles gardaient la liberté d’inventer, à la dernière minute, d’autres sources de plaisir, d’autres activités de loisirs. Elles comptèrent jusqu’à trois et raccrochèrent leur récepteur téléphonique. C’était une convention qu’elles avaient mis sur pied afin d’éviter que l’une ne se retrouvât brutalement désemparée et triste face au téléphone muet qui bourdonnait dans le silence de l’autre. La cassette de musique s’était tue. Brigitte se raccrocha quelques instants aux craquements des parois en fonte du Godin qui se dilataient dans la chaleur. De temps en temps, une bûche éclatait d’un bruit sec et lumineux comme un éclair. Elle mangea distraitement la salade d’endives au roquefort, les dernières de la saison. Elle se regardait dans la glace du vaisselier baroque, héritage fantaisiste d’une grand-mère trop rapidement perdue. Vingt heures. Elle aimait ses heures de solitude douce précédant le retour de son amante. Dans le fauteuil, les pieds baignés de la chaleur rayonnante du poêle, le corps détendu et calé par quelques coussins multicolores, elle reposait sa nuque sur l’arête en bois du dossier. Son esprit était déjà de retour au travail, comme depuis plus de cinq mois, chaque fois qu’elle pouvait se dérober à sa famille, aux voisins, à Odile. Peu lui importait que son obsession en fusse une ! Elle avait besoin de vivre ce qu’elle était en train de vivre. Dernière assurance qu’elle se donnait en faisant la moue à d’invisibles observateurs.
Elle voulait comprendre, elle avait peur d’oublier ces instants où le non -dit engloutissait le vécu observable et partageable sinon partagé. Avec les premières notes du « Boléro » de Ravel, le visage de Jacqueline surgit avec l’intensité du désir impossible. Les yeux clos, Brigitte en savoura la joie et l’amertume. Elle évoqua pour la centième fois, peut-être, le regard brûlant et sombre qu’elle reçut lors de la première réunion d’équipe. Elle avait demandé une précision quant au protocole de traitement et émis une proposition d’aménagement des questionnaires pour simplifier l’approche et Jacqueline lui avait répondu avec l’assurance nette et cinglante et la fermeté que Brigitte lui a eu enviées, au départ, qu’elle redoutait, dorénavant. Elle avait peur d’être empêchée dans sa réflexion avec autant d’intensité qu’elle aspirait à être formée. Or, à ce premier colloque, elle en avait accepté le rejet avec le calme de l’ignorance humble et de l’ouverture confiante. Le temps de la réponse, elle  avait oublié la pertinence de sa propre réflexion : Jacqueline savait. Son savoir était indiscutable aux yeux des autres car il reposait sur son expérience personnelle. En revanche, Brigitte ne savait rien de la dépendance physique, psychique, spirituelle dans la maladie de l’alcoolisme. Elle avait noté, consciencieusement, ce qui était dit avec la ferme intention de ne plus rien proposer qui ne parut cohérent avec l’idéologie d’un programme de réhabilitation dont elle ne se souvenait de la simplicité complexe qu’à travers quelques bribes de ses lectures universitaires. Le mot-clé était le paradoxe et Brigitte y nageait !Toutefois, au fil des jours, il lui semblait qu’elle comprenait bien,  intuitivement.
Comme elle le fit constamment, plus tard, au colloque d’équipe, Jacqueline s’exprima, cette semaine, avec une telle intensité que Brigitte s’était sentie ébranlée. Elle n’avait plus l’avantage d’être novice ; elle était censée savoir, un peu mieux. Jacqueline avait balayé d’une phrase sans appel, la proposition de Brigitte concernant l’utilisation d’un outil de travail qu’elle pensait adéquat et qui ne l’était pas. Elle regrettait déjà sa proposition, comme une faute grave et perdait de vue qu’elle pouvait faire des erreurs.  Elle voulait paraître excellente et susciter l’admiration de Jacqueline. Elle ne réussissait qu’à paraître arrogante et à confirmer cette dernière dans son excellence infaillible. Elle déduisit qu’il lui fallait rester muette encore quelques mois.
Calée dans son fauteuil, Brigitte soupirait ; elle souffrait de ce mutisme dans lequel elle s’est enfermée, subjuguée et apeurée par le regard mordoré de Jacqueline auquel elle se cognait depuis des jours. Machinalement, ses dents déchiraient l’ongle de son auriculaire. Sur sa langue, quelques gouttes de sang sucré la firent sursauter. Ça faisait un peu mal. Brigitte se demandait pourquoi elle se rongeait ainsi et ne trouvait pas plus de réponses qu’il ne lui restait d’ongles au bout des doigts.
Sa question n’avait plus de sens lorsqu’elle s’interrogeait sur les raisons de son désir pour Jacqueline. Alors qu’elle est aimée d’Odile. « Il ne me reste qu’à accepter que ce soit ainsi. » elle parla à voix haute. Soulagée et pourtant anxieuse. Elle se rassura, « en tout cas, ce soir, je désire ma collègue. Demain est un autre jour. » Elle se répéta qu’elle désirait sa collègue et ne ressentit plus rien. Et si elle se racontait des histoires ? ! Elle adopta artificiellement une attitude désinvolte, les deux mains dans les poches, elle paraissait très mince dans son pantalon de jogging noir, campée devant le miroir du vaisselier où chatoyaient les lumières des deux bougies jumelles. Puis, elle recoiffa d’une main ses cheveux épais et bouclés, déroula son écharpe aux motifs cachemire violets et brun. Elle se scruta avec ses yeux mordorés aux très longs cils. Elle savait qu’elle avait un très beau regard. De face, de profil, de dos, elle se plaisait. Elle esquissa des pas de danse inventés. Elle était légère.
Surgit tout-à-coup, le souvenir d’une chanson qui décrivait la nostalgie et l’attirance d’un homme pour une femme, pour son corps qui bouge. Ce soir-là, après le dernier groupe, il avait fallu régler l’envoi d’une circulaire de présentation du programme de traitement, en l’absence de la secrétaire. Henriette était malade et ne pouvait assurer que le minimum. Brigitte s’était désignée volontaire pour des raisons aussi diverses que rendre service, plaire, rester avec une collègue  à discuter, retarder son retour dans la maison glaciale. Puisque les patients étaient allés manger, accompagnés par l’infirmière de service, le lieu était calme. Autour de la table, encombrée par des piles de lettres, d’enveloppes, de dépliants, ni Jacqueline, ni Brigitte ne parlaient, apparemment concentrées dans leur tâche. Le glissement du papier qu’elles pliaient et glissaient et entassaient masquait mal cette absence soudaine de paroles entre elles. La tension avait bloquée la nuque de Brigitte qui essayait de s’abstraire sans réussir à le faire. Comment ignorer qu’elles se tenaient les deux si près l’une de l’autre, si proches ? Elle cherchait quelque chose à dire. N’y tenant plus, elle s’était levée, elle avait bougé. Jacqueline avait relevé la tête, d’un regard, avait survolé, rapidement, le corps de Brigitte qui avait hésité, s’était approchée de Jacqueline et s’en était éloignée pour aller prendre le livre à photocopier. Elle l’avait reposé, était retournée à sa tâche sous les yeux de Jacqueline qui n’avait fait aucun commentaire. Brigitte avait plongé dans son regard. Y avait-elle perçu ce qu’elle avait désiré, ce qu’elle avait redouté ? Elles s’étaient souri, peut-être, conscientes de tout ce qui aurait pu être et qui n’était peut-être, que projections. Tout-à-coup, Brigitte avait perdu le désir de ce corps menu, légèrement penché sur la table, auréolé par cette masse tourbillonnante de cheveux et de ces doigts qui pliaient, avec célérité, les feuilles de papier. Elle avait cherché et avait cru voir en l’autre ce qui était en elle. Déjà, Jacqueline avait mis de côté une pile de lettres et se penchait pour attraper les enveloppes. La chanson s’était éteinte dans la pièce.
* * * * * * *
Jacqueline avait une rage de dents. Toujours pas soignée. Un instant ébranlée dans sa résolution de tout dire et heureuse déjà d’avoir une bonne excuse pour ne rien dire, Brigitte flottait. Elle prit un pari comme une adolescente. « Si elle veut bien aller boire un café avec moi après le travail, c’est ok, je fonce. Sinon, ce n’est pas ok et je ne dis rien, jamais. » Au premier pari, elle en rajouta un deuxième. « Si elle refuse, c’est qu’elle se doute de quelque chose. Sinon, tout va bien ! »Songeuse, elle enfila un pari après l’autre comme autant de petites perles à un collier illusoire d’un désir qui ne pouvait s’avouer. Ou ne voulait pas ? Alors Brigitte parla, tout en se levant pour l’inviter à en faire de même.
– Et si on allait au salon de thé du tennis club ?
Jacqueline ne souhaitait pas aller au restaurant-bar Tennis-Club, elle baissa les yeux pour continuer la tâche de rangement.
– On est très bien ici ! ?
Son refus contenait un flou qui fit hésiter Brigitte entre l’interrogation et l’affirmation péremptoire. Elle résolut son indécision par l’action. Elle se leva pour aller fermer la porte. Comme une meurtrière avant l’heure du crime, elle nota la porte-fenêtre vitrée, le jardin déserté par les patients et les jardiniers. Le crépuscule. « Bientôt l’heure d’allumer ». Au milieu d’elles deux, une chaise leur servait de repose-pied. « Tant pis pour elle, je parlerai ! » Elle osa, d’une voix blanche submergée d’émotion contenue où les mots résonnaient de vide, déclarer son désir.
– Depuis que je t’ai vue, tu me plais beaucoup, beaucoup au point où je me sens attirée par toi. Maladroitement, elle dit encore :
– Au point de concevoir avoir une relation plus intime avec toi.
Jacqueline sursauta. Était-ce un mouvement de surprise ou un effort du corps pour rejeter l’inconcevable ?
– En tout cas, je ne veux pas quitter mon mari et mes enfants ! J’ai fait le choix de vivre avec eux. J’ai une vie heureuse avec eux. Depuis que Jean-Jacques ne boit plus du tout, les enfants ont retrouvé une stabilité. Ils ont droit à une vie tranquille avec tout ce qu’ils ont subi. Ce n’est pas moi qui vais tout casser maintenant qu’il a fallu tant de temps pour tout mettre d’aplomb.
Jacqueline entama son hymne à la famille heureuse et au destin assumé. Brigitte n’écoutait plus. Elle connaissait le discours qui se déversait sur elle, comme sur les patients. Et, surtout, elle n’entendait rien, étourdie d’avoir osé, gênée par ses maigres mots. Soudain, elle se ressaisit. De cela, elle fut sûre : Jacqueline ne répondait pas à sa question ! Y en avait-il une ? ! Brigitte ne lui demandait rien, elle lui proposait plus d’intimité. Elle lui avait dit qu’elle la désirait depuis la première fois qu’elle l’avait vue. Elle avait besoin de le dire comme un devoir d’honnêteté envers elle-même, comme on déposait un fardeau de quelque chose d’inassumable. Comme pour se débarrasser de cette tension qui vrillait tout son corps, qui obscurcissait sa tête, qui lui écartelait l’âme. Chaque jour, depuis des mois. Il fallait que Jacqueline le sût afin que leur lien se précisât et se relâchât.
Le silence les rapprocha par sa lenteur, sa lourdeur. Et Brigitte douta de ses propres paroles lénifiantes d’entrée en matière
– Tu me disais, l’autre jour, l’importance d’accepter ce que l’on ressent. Alors, il fallait que je te dise que je te désire, depuis la première fois qu’on s’est vues.
Affolée par tout ce qu’elle avait dit, Brigitte ne ressentait déjà plus rien sinon la peur d’avoir prononcé des termes qui l’entraînaient au-delà du rêve dans une lutte étrange. Elle se mit à douter. « Du désir pour Jacqueline ? Où était le désir ? » Folle, elle s’était trompée puisqu’elle, Jacqueline, contre-attaqua.
– Je ne vois pas la couleur de ton sentiment !
Brigitte se heurta sur la palette que Jacqueline lui demandait : comment y choisir une couleur pour un vide tourbillonnant ?
– Je ne sais pas.
Elle le répéta. Coupable de désirer et de mal le déclarer, honteuse de ne rien vouloir sinon de se débarrasser de son attirance.
Elle quitta le travail, abasourdie d’avoir osé et gênée d’avoir si peu révélé de tout ce qui l’agitait, soulagée que rien ne fut possible. Elle était dépouillée d’un rêve fou. Vidée. Libérée ? Le trajet de retour vers la maison l’entraînait loin du cauchemar qu’elle avait elle-même créé. Elle prépara le repas machinalement. Enfin, à l’heure de la tisane, elle se força à se dévoiler, de nouveau et rapporta tout à Odile. Cette dernière posa le doigt là où ça brûlait.
– Tu ne sais pas comment lui communiquer un désir dont tu ne veux pas. Tu débites des mots pour t’acquitter d’une dette. Comment veux-tu qu’elle réponde à toi, glaciale comme un poisson congelé et mort ? ! ? Tu ne lui proposes rien de concret. Sa famille, ça c’est du concret, pour elle. Moi, si on m’avait fait une telle déclaration, je n’y aurais jamais cru. Comment quitter ce que l’on a construit pour aller se jeter dans un bac à glaçons ?
Odile se montrait dure et Brigitte articula péniblement qu’elle ne voulait pas vivre ce désir.
– Peut-être que j’aimerais quand-même pour aller jusqu’au bout mais non, je préfère ne pas. Je voudrais m’en débarrasser, m’en libérer. Je ne sais pas. En tout cas, je ne veux pas vivre avec Jacqueline. Je suis trop bien avec toi. Je ne sais pas pourquoi je la désire. Ça n’a pas de sens. Je ne sais si je la désire, vraiment, je ne veux pas de ce désir.
Impitoyable, Odile explosa :
– Et tu as l’impudence d’attendre qu’elle te propose ce que tu n’es pas capable de faire ? ! ? Tu aurais voulu qu’elle te désire et refuser qu’elle te propose une relation ! ? !
En une douleur fulgurante, Brigitte crut comprendre qu’elle avait désiré que Jacqueline la désirât, sans désirer, vraiment, cette dernière. Elle se répéta qu’elle désirait le désir du désir. Elle appréciait sa formule autant qu’elle s’en accablait.
* * * * * * *
Trois mois pleins s’écoulèrent durant lesquels Brigitte et Jacqueline firent un pas en avant et deux en arrière dans un non-dit vibrant de colère et de peur pour des émotions mal venues, indécentes, indésirables. Brigitte en gardait le souvenir attristant de pertes de contrôle violentes à cause de paroles ambigües, de frôlements indécis, de regards séducteurs. Des bribes d’échanges brutaux surnagèrent tels des cadavres décolorés et démesurément gonflés, difformes. Il y avait des lendemains aux couleurs de l’été avec la chaleur de l’incertitude. C’était fin juillet aussi frais que début mai. Pour Brigitte, le temps ne fut plus aux paris mais aux grandes résolutions.
En mémoire, des années après, ne demeurent que des courtes scènes où avait dû s’installer une tension colossale, aiguisant son sens de la répartie au point où les mots jaillissaient d’elle comme la lave d’un volcan et la laissait brûlée profondément ou bien, la jetait dans le mutisme, vidée par le non-sens de ces escarmouches verbales. Jacqueline régnait sur son esprit dès qu’elle était seule avec elle-même. Elle s’était livrée, à elle, le jour où elle s’était trompée de désir et n’avait jamais osé l’expliquer à Jacqueline par crainte de la blesser ou de se rendre ridicule. Ou les deux.
Aujourd’hui encore, des moments lui pèsent, quand elle se rappelle toutes ses tentatives pour reprendre la maitrise de la relation.
Comme ce jour gris où – l’infirmière clouée devant la TV car les patients s’occupaient à découvrir les bienfaits de l’ergothérapie, dans un autre pavillon – Brigitte s’était lancée impétueusement et avait demandé :
– Jacqueline ferme la porte de communication !
Cette dernière avait répliqué :
– Je vais ouvrir la fenêtre dans ce cas !
Crispée dans sa tâche d’oser parler, Brigitte se sentit désarçonnée. Alors, elle s’était maladroitement poussée à aller jusqu’au bout de sa résolution et avait consenti un aveu qui avait le goût de la défaite
– Je veux faire l’amour avec toi.
Royale Jacqueline avait affirmé :
– Je ne peux pas.
Et sur l’insistance de Brigitte :
– Je ne peux pas faire l’amour avec quelqu’un d’autre que mon mari. Que ce soit un autre homme ou une femme. J’ai bien remarqué que tu étais en demande par rapport à moi depuis ta première déclaration mais ce n’était pas à moi de soulever la question.
La concision de la réponse laissa Brigitte avec la responsabilité du désir qu’elle abandonna, tout aussi rapidement, en déclarant :
– Ça ne fait rien que tu ne puisses pas, l’essentiel est que nous restions bonnes collègues.
– Bonnes collègues et amies !
Jacqueline précisait et appuyait sa requête d’un regard noir séducteur, Brigitte se perdait à nouveau dans ses pensées secrètes où elle lui expliquait que le désir et l’amitié ne cohabitaient pas sereinement dans le cœur de quiconque. Elle n’osait pas insister et s’inquiétait à voix haute :
– Nos tasses de thé qui ont dû refroidir !
Elle se rendait compte qu’elle ne pouvait plus se saisir de sa tasse car sa main tremblait trop. Jacqueline n’avait fait aucun commentaire. Brigitte s’était senti vaincue, humiliée de s’être laissée bouleverser par la réponse, en rage contre sa lâcheté. Ces joutes oratoires instantanées la laissaient abattue pendant des heures, quand elle était seule avec elle-même et la souffrance était telle qu’elle préférait être très affairée au travail, à l’écoute ou en parlant et à la maison, au ménage, et à l’extérieur, à la conduite de la voiture, au sport et, de préférence accompagnée. La lecture ne la soulageait pas. Elle plongeait dans l’apitoiement au rythme de ses interrogations quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas su relever le « je ne peux pas qui ne veut pas dire je ne veux pas » qui était à la base de la réhabilitation de la dépendance alcoolique. Elle savait qu’elle craignait d’autres dévoilements. La honte d’avoir manquée de répartie, de s’être laissée débordée par ses sentiments de trouble et de peur creusait la place à la confusion. Brigitte ne savait plus ce qu’elle voulait, écrasée par ce qu’elle ne pouvait pas gérer.
Comment aurait-elle pu exiger plus de lucidité chez Jacqueline qu’il n’y en avait chez elle ? Épuisée de mal-être, elle décida que les « je ne peux pas » de Jacqueline équivalaient à des « je ne veux pas. »
A la suite de telles modifications dans ses pensées, se succédaient des jours de tranquillité où Brigitte retrouvait le plaisir de sa relation, simplement, aimante avec Odile. L’approche des vacances d’août de Jacqueline en famille, ouvrait de belles perspectives de travail paisible et consciencieux. Elle se réjouissait de l’été qui l’amenait au bord du lac Léman sur les quais à manger une glace ou à nager depuis la barque de ses amies Michelle et Mathilde. Elle glissait, sans contrainte, une fois au milieu de l’eau. Elle flottait également, dans les vagues douces de la « veupacité » et de la « peupacité ». Elle riait de se découvrir plus consciente et libre. Elle sentait qu’un jour, elle partirait de son lieu de travail pour aller ailleurs, riche de tout ce qu’elle avait vécu mais fatiguée par la répétition des questionnaires, des enseignements, ainsi que par la simplification pragmatique des réponses raisonnables, des décryptages stéréotypés, des formules récitées.
Dans le couloir menant au pavillon des dépendances, une de leurs collègues, Roberta leur avait demandé ce qu’elles avaient prévu comme thème pour les groupes de travail de l’après-midi, l’un en anglais et l’autre en français. Jacqueline avait répondu « The grief process » et Brigitte en avait été surprise et avait annoncé le même thème : « Le processus de deuil ». Dans leurs yeux, flottait une question quant au deuil de leur relation avec le départ probable de l’une ou l’autre. Forte de sa nouvelle confiance en elle-même et rompue à la relation d’affrontement, Brigitte crut faire de l’humour en demandant à Jacqueline si elle savait comment on faisait un deuil, cette dernière lui répondit avec arrogance qu’il fallait être deux pour faire un deuil.
* * * * * * *
Brigitte comprend maintenant que la force de l’attachement était telle que Jacqueline avait pu imposer sa vision de leur séparation selon laquelle l’une ne pouvait se détacher tant que l’autre ne le pouvait ou ne le voulait pas. Elle s’étonne de redécouvrir que le fondement de la relation à soi et à sa destinée ait pu être inaccessible pour elle-même, en partie à cause de son éducation et de sa personnalité mais surtout à cause de ses expériences familiales. Il demeure en elle une force acquise dans ces confrontations âpres au cours desquels elle avait été mise en abîme quotidiennement. Elle sait qu’elle possède au fond d’elle, un instinct, une petite voix qui perçoit la réalité.
Elle n’a plus revu Jacqueline qui avait quitté le département des addictions, des années après elle. Elle s’est tournée vers d’autres activités professionnelles enthousiasmantes, en France voisine. Malgré la passion avec laquelle elle s’était impliquée dans son premier travail, elle a oublié, chaque jour, des pans entiers de cette histoire où elle s’est sentie seule alors qu’elle avait beaucoup d’amis autour d’elle. Sans son petit cahier vert, elle ne pourrait plus rien relater de cette relation sinon qu’elle fut éprouvante et enrichissante. Tout est intégré et tisse l’ensemble de ses réflexions, de ses convictions, de ses doutes, de sa compétence professionnelle, de son ressenti, de son savoir être, de sa capacité d’aimer.

LA VIE, AILLEURS

« La lettre à Moscou, voilà ce que je peux faire grâce à ces deux rendez-vous annulés ! » Lucia devait rester une après-midi entière dans le petit bureau sombre et frais, été comme hiver. Elle aurait pu lire quelques dossiers de clients qu’elle n’avait pas encore reçus ou des articles traitant de l’accueil des requérants d’asile et de leur intégration dans les divers cantons romands versus les cantons suisse-alémaniques ou des documents de collègues sur la prise en charge sociale des personnes avec des troubles psychiatriques, ce qui concernaient 6 % de la population suisse ou de la manière dont on traitait médicalement, les 2 % qui consultaient ou étaient hospitalisés. Aujourd’hui, elle n’en avait pas le courage ou l’envie. Elle n’avait pas un seul prétexte pour s’absenter de son poste de travail. Elle avait, devant elle, quatre heures et quart à faire semblant de travailler, à demeurer disponible pour le cas où.
« Quinze jours que je lui ai écrit ! » s’exclama-t-elle dans son for intérieur. Lucia pensait qu’elle pouvait, vraisemblablement, espérer une réponse d’ici une semaine, en raison des lenteurs du courrier en direction de l’URSS. Elle resta songeuse. « Je pourrais toujours préparer une lettre que j’enverrais dès que j’aurais reçu l’autre. Cela accélèrerait peut-être le rythme des échanges. Peut-être. En tout cas, il était préférable de ne pas lui envoyer deux lettres de suite », pensa-t-elle, soucieuse de manquer une réponse. Lucia risquait de n’avoir qu’une réponse au lieu de deux espérées. « Non ! Il fallait être raisonnable et attendre sagement, » se résolut-elle.
Elle déplaça un bloc de feuilles quadrillées et le petit flacon de « typex » liquide. Lucia réfléchissait au contenu potentiel de la lettre ; en vérité, elle était tenaillée par une forte envie de se relier à Sakayam grâce à ce prétexte. « Je pourrais préparer la lettre, du moins pour l’essentiel de ce que je veux lui dire. Pour la réponse, je pourrais laisser libre la dernière partie de sa lettre. Je pourrais bien m’accorder une ou même deux pages où je parlerais de moi mais… Pas trop ! » Lucia craignait de paraître égocentrique. « Mais que lui dire ? » En fait, Lucia n’avait rien d’intéressant à raconter. Elle s’était retirée de la vie sociale du groupe d’amies. La vie continuait à Genève comme après le départ de Sakayam. En apparence, seulement. Pour Lucia rien n’était comme avant. « À quoi bon penser à ce que la vie était avant puisque je ne peux rien lui en dire ? » se lamentait-elle. « Il ne fallait surtout pas montrer un trop grand attachement à des jours anciens, cela pourrait à peser Sakayam. »
Lucia recula son fauteuil d’un coup de pied énergique, dans le tiroir du bas. La jambe gauche allongée, la droite repliée sur le pied du siège, elle soupirait, résolument. Elle aimait évoquer les grands principes des relations à autrui dans le cadre de l’amitié, Lucia aspirait à un lien qui renforçât, qui égayât, qui pût donner du sens à l’existence, du goût à la succession des jours, ordinaires par ailleurs. « Une amitié, ce doit être joyeux, léger ». Lucia pensait « utile » et se convainquait d’adopter un ton de circonstances afin de rester discrète pour ne pas troubler Sakayam, par des états d’âme et afin de ne pas la mettre en danger, non plus, dans ce pays où la censure était implacable. Lucia ne savait pas ce qu’il était « safe » d’écrire, pas plus en fonction de la censure qu’en raison de la confusion de ses sentiments. Elle endossait une série de devoirs et d’exigence pour faire la démonstration d’une amitié potentiellement parfaite où la règle reposait sur la discrétion du sentiment et l’attention à plaire. « Il faut veiller à ne pas insister, à ne pas m’imposer mais à susciter l’envie d’être avec moi, peut-être à regretter de ne pas être ensemble ! ». Au plus profond d’elle, dans la caverne secrète de ses sentiments, Lucia savait qu’elle n’avait jamais voulu être une amie pour Sakayam mais une amante. Elle n’aimait pas se l’avouer. Même seule dans son bureau, elle répugnait encore admettre cet aveu de faiblesse à garder un tel attachement ou, sinon, à reconnaître ce sentiment d’échec à ne pas avoir su séduire et s’attacher Sakayam, ou l’inverse ? Elle craignait qu’un espoir irréductible ne demeurât trop vivace en elle. Lucia restait prisonnière de la stratégie de séduction dans laquelle elle avait grandi. Pour elle, on séduisait ou on était séduite dans la première phase, on apprenait à aimer ou à détester ensuite et on se supportait tout en se déchirant ou se séparait brutalement, dans la phase finale.
Lucia contemplait la feuille blanche qui lui servirait de brouillon. Elle était consciente que, parfois, elle ne contenait pas suffisamment ses épanchements. Il lui arrivait de redouter que cela en parût inquiétant ou presque obscène, aux yeux des autres. Lucia balaya d’un geste, en pensée, le souvenir des amies sur leur réserve ou effrayées et se rassura en se rappelant les amies ravies par ses excès. Elle revit les yeux interrogateurs de Sakayam un soir où elles avaient bu trop de bières au repas. Cette nuit-là, elles s’étaient entassées à cinq dans une même pièce. Les quatre matelas, côte à côte, interdisant toute intimité. Lucia avait dormi et rêvé et s’était réveillée plusieurs fois mal à l’aise de la sentir près d’elle. Sakayam s’était enroulée dans son sac de couchage, en lui tournant le dos. Lucia l’avait regardée s’installer et en avait ressenti une petite déception. Il n’allait rien se passer, cette nuit, Lucia en était sure, comme il ne s’était encore rien passé et comme il ne se passera jamais rien. Non qu’elle l’eut voulu, à tout prix, mais elle l’avait, néanmoins, espéré au fond d’elle, malgré elle. Elle aurait aimée se refuser alors que Sakayam l’aurait désirée. Puis, elle aurait cédé avec délice. Ce souvenir l’obsédait. Lucia aurait voulu pouvoir lui reprocher son absence de désir comme elle voulait douter du sien, également.
Le téléphone sonna à deux reprises et Lucia pris le temps de répondre avec précision, avant qu’elle ne puisse trancher entre « Dear Sakayam » et « Dear », tout seul. Elle opta pour un « Dearest » qui lui semblait plus affectueux sans paraître trop engagée. Elle préféra omettre le prénom, c’était plus sûr. Il ne fallait pas que l’on puisse deviner que cette lettre s’adressât à une femme. Surtout si elle contrôlait mal ce qu’elle écrivait en anglais. Surtout si elle allait oser, malgré elle, révéler des sentiments que Sakayam soupçonnait plus clairement que Lucia ne le pensait. Ou peut-être pas.
Son stylo se suspendit, hésita plusieurs fois. Si elle commençait en disant qu’elle était triste, ce serait fidèle à ce qu’elle ressentait mais cela risquait d’ennuyer immédiatement sa lectrice. « Et enfin, de quoi est-ce que je pourrais être triste puisque tout va bien pour moi, en apparence ! En revanche », se raisonnait-elle, « cela risquait d’être injurieux d’écrire cela à une femme qui était si loin de son pays, de ses amies et de sa famille depuis si longtemps, et surtout, loin de son amante ». Lucia retenait son souffle à la pensée que l’on put croire qu’elle aurait désiré être la personne aimée. « Je m’en fiche d’être aimée par Sakayam. Évidemment. Mieux vaut faire envie que pitié », argumenta-elle avec elle-même, en lutte contre l’irrépressible besoin d’être désirée, d’être voulue et attendue. En pensée, elle raya rageusement le mot « triste ». La feuille était toujours blanche. Hormis un « Dearest » timide qui dansait en haut de la page. Il ne faisait pas même le contrepoids graphique avec la date inscrite à gauche : « Geneva, May 13th, 1986 ; et si j’écrivais qu’il pleut ? Cela serait non seulement vrai car il pleuvait depuis… son départ ! Et il pleuvait comme si le déluge s’installait pour une nouvelle fin des temps. Mais encore, cela serait le triste reflet de mes états d’âme. » Lucia ne pouvait reconnaître et accepter qu’elle fût autant affectée par la rencontre avec Sakayam et que son parti pris d’ignorer ses sentiments naissants creusait un puits de désarroi en elle. La nocivité sournoise de son attitude affleurait, soudainement, dans l’effort d’écriture de sa lettre. Lucia se battait contre elle-même. Le souvenir des moments passés avec Sakayam, même rares, avec le groupe d’amies bousculait sa raison.
L’image de Sakayam qui disparaissant derrière la porte de la douane dérangea son souvenir de ce jour de départ. Gris et froid. Comme aujourd’hui. « Même si quelqu’un lisait une phrase aussi banale à propos de considérations météorologiques, personne ne pourrait imaginer qu’elle put signifier autre chose. Mais Sakayam comprendrait sans doute. » Lucia déroulait ses questions-réponses, en l’absence de tout lien réel avec celle qui aurait pu être son amante, qui pourrait être son amie, qui s’était éloignée. « Sakayam se souviendrait aussi peut-être de ce jour-là où elle avait disparu, engloutie par l’énorme aéroport de Cointrin. Là où il n’est plus possible d’accompagner celle qui partait, là d’où l’on ne revenait plus en arrière. » Une petite mort, en somme. Ce jour-là.
En réprimant un frisson – il faisait évidement froid dans son petit bureau gris – Lucia se souvint de son incapacité à ressentir la douleur de la séparation. C’était maintenant qu’elle a mal. Inexplicablement. Sakayam allait revenir dans quatre mois mais ce ne serait plus comme avant. À son retour, Sakayam allait rester à Genève. Un mois ou deux. Et repartirait définitivement en Inde où l’attendaient sa famille, ses amis, sa maison, ses collègues de l’hôpital d’où elle était partie pour une année de formation continue et de spécialisation en maladies tropicales.
Lucia avait sursauté en réalisant que le téléphone sonnait de nouveau. C’était une erreur. La réceptionniste voulait atteindre la grande cheffe Christine Lambert qui ne répondait pas à son poste. « Et pourquoi serait-elle dans mon bureau ? » La feuille était toujours blanche et elle eut comme un regret de ne pas avoir été interrompue par un impératif professionnel. Elle soupira encore, bloquant sa respiration pour rassembler des forces qu’elle n’arrivait pas à mobiliser. Enfin, elle se décida, un sourire de déception aux lèvres. « I hope you are well[1] ». Manquait-elle d’imagination à ce point-là ? ! Un appel lancinant la laissa sans un mot à écrire. « Give me some news ! Write to me ![2] » Il n’y avait pas de place pour un « Please » courtois ; la brutalité de cette urgence plongea Lucia dans un long moment d’immobilité, les yeux fixés sur la vitre opaque en verre sablé, le regard perdu dans le vague de son trouble intérieur. Elle se ressaisit, se récolta autour d’une toute petite phrase de résolution téméraire. « Non, je garderai ça pour la fin ! J’ai déjà un début et une fin, il ne me manque que le développement ! » Lucia dans son effort de lucidité comprit que l’essentiel résidait dans ce cri qu’elle rejetait à la fin. Il ne pouvait y avoir de « milieu » de lettre dans une histoire qui ne s’était pas développé. Le reste de la lettre importait peu, Lucia pouvait y dévoiler le menu détails de sa petite vie de travail avec les entretiens avec les personnes en fuite de toutes les mises en danger dans leur pays, en recherche de protection dans un pays neutre, riche et paisible. Elle aurait pu raconter les fous que l’on fait patienter jusqu’à leur mort, à grand renfort de médicaments, l’ultime délivrance d’une souffrance qui ne peut être guérie. Tout cet aspect de son activité ne pouvait pas passer la censure soviétique. Elle aurait aimé dire que sa vie à elle continuait, sans heurt et sans surprise. Elle se levait à six heures et trente minutes et commençait à travailler à huit heures et s’arrêtait pour la pause de midi et reprenait à quatorze et finissait à dix-huit heures et quinze minutes, pause comprise. Le mercredi, elle avait congé et le week-end, elle récupérait en faisant le ménage, la vaisselle, la lessive. Elle repassait interminablement des chemisiers où elle inscrivait rageusement des faux-plis. Enfin, elle lisait, dormait, mangeait à intervalles réguliers. Elle se promenait dans les divers parcs de la ville. Rarement, elle prenait son vélo ou un bus pour aller découvrir la campagne en dehors de la ville, aux limites du canton. Comment écrire ses journées sans susciter l’ennui, la pitié ou le mépris pour ce quotidien fastidieux ? Sakayam pouvait-elle éprouver de l’envie pour une existence semblable, elle qui était partie de son pays, avait quitté ses proches pour entreprendre une spécialisation post doctorat, qui militait inlassablement pour faire progresser, même lentement, la condition des femmes ? Pendant ce temps-là, Lucia poursuivait sa petite vie. « Je devrais recommencer à militer » mais l’idée lui sembla ridicule dans un contexte politique et sociale de démobilisation et de retour en force des idéologies conservatrices. « Militer quand plus personne ne veut bouger ? ! Dénoncer avec entêtement et sans espoir s’être entendus ? Alors Lucia se mit à décrire ce qu’elle entendait à travers la porte. Un client qui se plaignait de souffrir du dos, le traducteur qui expliquait longuement les douleurs, l’assistante sociale qui répondait par intermittence d’un « oui » empathique mais gêné parce qu’on ne parle pas dans les couloirs pour des raisons de confidentialité et pour ne pas déranger les collègues. Elle pourrait aussi décrire son quotidien d’il y a un an en arrière avec les fous, et celui qui déclamait dans les couloirs et se réclamait d’être Christ et qu’il allait faire sauter une planète où régnait la pauvreté et la méchanceté. Et ses propres « oui » fatigués et conciliants pour contenir la violence des mots et de la souffrance.
Lucia décrivit les pleurs et les peurs des exclus du confort quotidien. Deux pages plus loin, elle s’aperçut que tout avait été dit et restait à dire. Pouvait-elle maintenant se permettre une note personnelle. Elle aurait voulu s’autoriser l’émotion de la tristesse de la séparation et de ce qui ne s’était pas passé, de ce qui ne se passerait pas, jamais. Parce que c’était ainsi. Elle aurait voulu avoir pu dire « Tu me manques » mais effarouchée par cette aveu qu’elle ne voulait pas parce qu’elle l’attendait de l’autre, elle suspendit son geste entre le stylo et le « typex ». Elle accéléra le séchage du liquide blanc qui avait fait disparaître l’inconvenance d’un tel cri d’amour qu’elle se refusait parc qu’il l’effrayait. De son écriture appliquée qui s’embourbait dans l’épaisseur blanche, encore trop fraîche, elle traça une phrase dont elle fut très fière. Voilà qui laisserait suggérer. À Sakayam de comprendre si elle le désirait: « Isa and I are missing our evenings drinking tea and chatting with you[3] ». Lucia espérait que ce serait suffisant pour évoquer la nostalgie de leurs confidences, de leur complicité, de leurs rires, de leurs yeux qui osaient ce que leurs mains ne feraient jamais. Tant pis pour elle, tant pis pour moi. Lucia ne voulait pas se rappeler son désir de serrer entre ses bras ce corps brun qui semblait si doux. Se retranchant dans une attitude pédagogique, elle se surprit à inventer des moments où elle avait tendu la perche, à espérer que Sakayam lui dise son désir en surmontant sa pudeur. « Ce n’était pas à moi de la faire. » s’excusa-t-elle pour elle-même. En séductrice, Lucia avait imaginer une stratégie pour forcer Sakayam dans tous ses retranchements et ses hésitations. Force était de constater qu’une autre femme avait osé ce qu’elle attendait. Et Sakayam avait ouvert son corps, découvert des plaisirs dans d’autres bras, sous d’autres mains, avec d’autres lèvres que Lucia. Sakayam avait connu la joie d’aimer, d’être aimée. Lucia relut ses pages. La lettre se devait de finir là.
Il était l’heure de se retirer, comme une ombre, de cet endroit où les fantômes s’agitaient trop et la mettaient en péril. Lucia plia, consciencieusement les feuilles et les glissa dans une enveloppe non encore adressée qu’elle attacha à une page de son énorme agenda beige, à l’aide d’un trombone. Elle attendait une réponse pour envoyer son mot.
Son sac en bandoulière, elle salua les collègues qui partaient. Une moue de tristesse s’installa, à son insu sur son visage qu’elle fantasmait déterminé et victorieux. Elle avait tout écrit et rien révélé. Elle avait réussi à remplir des pages et elle avait perdu une idée de son amour. Elle le savait depuis ce jour où elle était à l’aéroport, indifférente aux remous du départ. Elle n’avait pris aucun risque et s’estimait satisfaite.

EN-VIE

L’enfant montait. Il fallait vite trouver une excuse, une bonne raison pour ne plus vouloir. Un bon mensonge qui n’ait plus l’air d’en être un. Elle entendit à peine l’enfant batailler avec la poignée de porte que l’on tourne ; mouvement de torsion difficile à réaliser avec de petites mains. Le répit fut de courte durée et elle n’avait toujours rien trouvé.
– Voilà, je suis prête ! Éléonore portait, en bandoulière son sac de bain en vinyle orange. Elle arborait un air décidé et satisfait presque frondeur que renforçait, encore, une coupe à la Jeanne d’Arc curieusement anachronique car elle suivait fidèlement la mode vestimentaire. Pour avoir un « look branché », elle aurait dû porter des cheveux avec des mèches de toutes les longueurs, hérissées de gel comme un hérisson peureux. Éléonore avait un air sage de petite fille aimée, entourée, encadrée.
– Alors ? ! Elle s’impatientait, imprimant au sac un mouvement de rotation de plus en plus rapide, avec ses hanches mais sa voix trahissait, à peine, l’attente anxieuse. Ses yeux bruns cherchèrent le regard de Pascale qui se dérobait.
– Bonjour ma chérie ! » Sa voix chaude essayait, d’avance, de retarder le moment de quémander un pardon, d’amadouer l’enfant. La tête vide de toute histoire plausible, elle attira l’enfant dans ses bras, à la recherche d’inspiration, peut-être mais, aussi, en demande de mansuétude et de chaleur. Ses lèvres se lovèrent au creux de la nuque de l’enfant qui pencha la tête et éclata de rire.
– Tu me chatouilles ! Éléonore offrait sa nuque puis, se dérobait au rythme de ses rires. « Allez, tu viens ? ! » Le jeu devait prendre fin. Mais, pourquoi avait-elle promis d’aller avec Éléonore à la piscine sans la mère de l’enfant ? Pourquoi avait-elle pris cet engagement sans réfléchir, sans s’interroger sur ses disponibilités et sans les vérifier avant de confirmer le tout ? Comme elle regrettait son élan généreux de la veille qui l’avait aveuglé au point de vouloir sans retenue et sans condition s’occuper de l’enfant durant toute la journée afin que sa mère puisse travailler, dans le calme au dernier jet de son mémoire de licence.
Éléonore savait jouer seule, sans bruit mais sa mère ne savait pas se permettre de prendre toute une journée pour étudier, et elle était tombé comme une idiote dans le panneau de la pauvre femme débordée et culpabilisée et de la pauvre enfant esseulée et abandonnée !
« Ça m’apprendra à vouloir entrer dans le rôle de la bonne voisine et amie aspirant au martyre un jour de congé. Maintenant, c’est trop tard. » Et Éléonore la tirait par la manche.
– Allez, prends ton sac ! Éléonore la secouait. Je vais te le chercher. Il est dans ta chambre ? La voix se modulait entre la chaleur, la caresse et l’ordre, l’impatience.
– Non ! Attends, il faut que je t’explique d’abord quelque chose. Tu sais que les femmes ont des jours spéciaux, dans leur vie, le temps qu’elles peuvent avoir des bébés ; avant d’être vieilles.… Elles ont un corps qui produit toutes les conditions pour accueillir un fœtus. Tu sais ce que c’est ? Mais pour certaines, ça se passe plus difficilement. Comme pour moi,… tu vois ce que je veux dire,… les règles ? Pascale n’ose pas préciser plus en évoquant le sang que l’on perd en abondance, l’inconfort des protections insuffisantes, la peur de se tâcher, que ça se voit. Elle s’excuse : tu vois, ce n’est pas de chance mais ce n’ai pas toujours facile, pas pour toutes les femmes et peut-être pas pour toi, mais ça peut être un peu douloureux… ça peut empêcher de faire certaines choses. Surtout quand on ne les a pas au bon moment, comme moi, aujourd’hui.
Elle sentait sa confusion mais aurait aimé que l’enfant la comprît et l’excusât tout de suite ; elle ne lui laissait pas le temps de répondre à ses questions ou d’en poser. Elle insista : tu comprends ? Pendant que Pascale implorait maladroitement, Éléonore reculait insensiblement vers la porte d’entrée, au bout du vestibule. Ses yeux accusaient, sa bouche refusait. Tout son corps tremblait de fureur, de déception, de tristesse.
– Oui, oui, je vais le dire à ma maman,… articula Éléonore. Entre la phrase de délation et le devoir d’informer, elle s’éclipsa sur quelques points d’interrogation, à peine sûre de l’attitude à adopter. C’était la première fois qu’Éléonore se heurtait au refus d’un adulte ainsi formulé : elle n’avait rien compris. Bien sûr, elle savait ce qu’était le corps d’une femme, la puberté, un cycle de menstruations ; sa mère lui avait tout expliqué, toutefois, elle ne comprenait pas que cela pouvait empêcher de bouger, de nager. Tout cela, sa mère lui avait soigneusement caché. Éléonore n’avait jamais remarqué que sa mère lui avait refusé quelque chose, une promenade, une lecture, un gâteau, à cause de ça.
De l’enfant, il ne restait à Pascale que l’éclat des couleurs vives dont elle était vêtue : vert Nil, bouton d’or et vermillon. « Cela fait beaucoup pour une petite fille » Elle avait parlé à voix haute sans savoir si elle pensait aux couleurs ou aux révélations qu’elle venait de faire ou même, aux deux. Les cachets de Disménol commençaient à faire effet. Elle souffrait moins mais avait besoin de demeurer immobile un moment.
Elle sursauta quand elle entendit la porte s’ouvrir avec force et claquer. C’est à ce moment-là que tout a basculé, pour la première fois.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir debout ? ! La voix de Lucienne la frappa durement dans sa légère torpeur et l’y enfonça sans hésitation et sans espoir. Elle mit longtemps à en sortir et s’en était-elle vraiment sortie ? Sans doute Lucienne avait-elle crié pour elle-même bien autre chose, encore, néanmoins, elle s’arrêta net. Avec la mère, Pascale ne pouvait recommencer la même explication, et implorer l’excuse avec une voix caressante qui veut amadouer. Il lui fallait être précise et ferme. Le bouillonnement de son esprit s’était arrêté après ce qu’elle avait tenté de clarifier avec l’enfant. Vis-à-vis de la mère, elle n’était plus qu’une coquille vide. Pascale ne voulait plus rien ajouter qui accrût son mal être. Elle fut brève pour Lucienne :
– J’ai mes règles en avance. J’ai trop mal pour aller nager. J’ai pris deux fois deux Disménol en trois heures et demie. Je suis assommée et je ne peux pas conduire dans cet état. Pascale ne voulait plus rien sinon continuer de somnoler un peu jusqu’à ce qu’elle pût en émerger. Elle sentait Lucienne « remontée » contre elle. Pour ne pas se laisser envahir par la crainte et le découragement, elle fixa le géranium rouge sur le petit balcon de la cuisine. Lucienne ne l’avait pas saluée. Pascale n’osa pas lui reprocher de front et elle fit une remarque anodine en guise de courtoisie :
– La saison est en avance. Fut tout ce que Pascale put articuler avant que Lucienne ne l’apostrophât à nouveau :
– Mais ce n’est pas sérieux, cette histoire de règles ? ! T’es jetée ? ! Vraiment ! Lucienne se planta tout près de son visage. Remue-toi, la petite t’attend ! « Comment Lucienne pouvait-elle ne pas comprendre ces choses essentielles de la vie ? » Pascale se retira au fond de sa chaise pour se protéger de la violence des propos. Lucienne l’attrapa par l’épaule, avec rudesse. Sa tête ballotta et les mots se cognèrent aux parois crâniennes. C’est dans ce désordre qu’elle commença à réexpliquer son mal de ventre, ses nausées vers cinq heures du matin, sa migraine naissante et les quatre cachets de Disménol pris dans un intervalle un peu trop rapproché. « Ils recommandent un à deux tous les quatre à six heures et j’en ai pris deux à cinq heures et deux à huit heures et demie. C’est limite mais ça fait effet ».
Lucienne se taisait, hostile. Pascale se déroba malgré le soulagement que lui avait provoqué la fermeté de sa déclaration. Elle s’accablait de culpabilité en son for intérieur. Lucienne devait le deviner car elle la regardait avec une intensité qui la faisait frémir. Alors, elle avoua combien elle était désolée de ne pas avoir su reconnaître qu’elle serait en avance dans son cycle en dépit du fait que ce n’est pas la première fois.
– Il faut me comprendre, je ne peux vraiment plus bouger maintenant, j’ai pris un peu trop, tellement je souffrais, il ne faut pas m’en vouloir mais j’irai à la piscine plus tard avec Éléonore, dès que j’irais mieux, ce week-end, par exemple,… Pascale s’arrêta au milieu de sa phrase, essoufflée, exténuée par l’effort qu’elle venait de produire et par l’inquiétude qui l’assaillait de ne pas avoir fait comme il le fallait et de ne pas avoir tout dit du problème qui la bloquait. Elle aurait voulu se laisser partir dans un sommeil profond pour se reposer de toute sa mobilisation, depuis cinq heures du matin. Mais ce fut un cauchemar qui se déclencha, qu’elle avait déclenché et c’était beaucoup trop tard pour en être désolée. Elle avait franchi un point de non-retour dont elle ne se doutait pas.
– Il te reste encore une heure pour te préparer. Éléonore t’attend. Je lui ai dit que tu serais prête à dix heures et que la piscine n’ouvrait pas avant, le jeudi. Ce qui est exact au demeurant. » Lucienne avait souri à sa dernière phrase et Pascale crut que tout pouvait encore être arrangé. Elle reprit courage et relança un « Je ne peux vraiment pas, même dans une heure ! » plus sûr et entêté dans sa volonté d’ignorer l’impasse. Elle pensait que Lucienne cèderait et reprendrait son rôle de mère au côté d’Éléonore. Ses crampes se faisaient sentir trop légèrement pour être le prétexte crédible de son refus. Toutefois, elle était trop tendue par son incapacité à parler de son vrai problème, pour vouloir obtempérer. Elle ne voulait rien révéler à Lucienne. Son intimité lui appartenait, quel qu’en soient les limites. Elle souhaitait l’éloigner en s’occupant d’elle-même comme si Lucienne avait déjà disparue de son appartement. Elle remplit sa bouilloire avec la résolution de se faire une infusion de sauge et des bouillottes, pour retourner s’allonger dans sa chambre. Elle allait abandonner ses ovaires de pierre au sommeil, au rêve, peut-être. Elle s’avachit sur une chaise dans l’attente de la cuisson de l’eau, une main sur son ventre ballonné. On eut dit qu’elle était enceinte.
Lucienne la regardait tout en songeant que même pendant sa maternité, elle ne s’était pas alanguie au point d’en paraître avachie. Elle réprouvait tout relâchement du corps et de l’esprit. Elle adopta une attitude plus dure et son dos se fit parfaitement droit, parallèle au dossier de la chaise. Elle avait horreur des femmes qui montraient une quelconque limitation du fait de leur féminité biologique. Pour elle-même, elle avait, dès l’adolescence, banni les talons hauts, les jupes étroites, les soutiens-gorges serrés, les coiffures laquées, les ongles peints et autant de signes révélateurs d’une féminité entravée dans ses expressions mais socialement encouragée. Elle avait eu la chance d’être soutenue par ses parents acquis à des idées féministes prônées par Joséphine Butler et de vivre à l’époque de la révolution des mœurs, de la libération des femmes, des homosexuels, des marginaux, mais des drogues aussi. Lucienne aimait les femmes fortes et libres. Elle en était une. Pourtant, ce n’était pas la faiblesse passagère de sa voisine qu’elle réprouvait. Elle avait eu confiance en l’engagement de Pascale, elle s’était réjouie de ces heures à consacrer à l’avancée de son diplôme. Elle était lésée également mais elle attachait moins d’importance à ce fait qu’à son sentiment de trahison. « Que Pascale soit indisposée à ce point-là est ennuyeux mais pour elle-même. Non, ce qui m’agace, c’est qu’Éléonore en fasse les frais. Elle m’attend en bas que tout s’arrange et je lui ai promis que tout rentrerait dans l’ordre. » Lucienne se sentait chargée de la mission de mettre fin à une injustice qui touchait sa fille et qui exigeait réparation. Dans le fond, Lucienne n’acceptait pas le comportement de Pascale et elle allait user de toute son influence pour la faire changer d’avis.
Quand la bouilloire siffla, Lucienne demanda une tasse de thé et encouragea Pascale à boire une tisane spéciale pour se clamer. Elle courut au bas des escaliers, chez elle pour lui rapporter un sachet. Elle avait pu vérifier que Éléonore dessinait, confiante en la capacité de sa mère d’arranger les événements avec justesse mais un peu impatiente. Pascale profita de ce répit pour se demander comment elle pourrait se dégager de cette situation désagréable. Elle l’entendit remonter tranquillement, avec l’espoir qu’elle se fût apaisée. Lucienne lui présenta une infusion de coriandre, anis, écorce de citron qui était censée rendre à son ventre son aspect originel : plat et sans douleur. Elle remercia sans se rendre compte qu’elle se méprenait sur le ton, empreint de sollicitude, de leur conversation. Elle retrouvait sa voisine telle qu’elle la connaissait, calme et avisée. Comme d’habitude. Elle était veuve depuis la naissance de sa fille. Son mari avait disparu en mer, au cours d’une course en solitaire. Sans doute le Vendée-Globe. Pascale n’avait pas oublié la soirée entre voisins, à son arrivée, où chacun avait partagé un moment important de sa vie. Elle s’était émue au récit de Lucienne et avait envié son courage quand elle s’était éloignée de Meaux et de sa belle-famille pour se rapprocher de son département d’origine, l’Isère où elle avait accouché et qu’elle avait quitté pour s’installer à Genève, attirée par les organisations internationales non-gouvernementales où elle avait trouvé un poste de responsable du secrétariat. Son parcours avait fait l’unanimité admirative de tous. Lucienne passait pour une femme impressionnante par sa compétence professionnelle, sa ténacité et son contrôle d’elle-même et des événements, aux yeux de tous ses voisins d’immeuble et pour nombre de ses amis. C’est ainsi que Pascale l’avait connue. Et appréciée, admirée, aimée.
Comment aurait-elle pu deviner – même des années après, alors qu’elle songeait à nouveau à ce qui s’était passé – que cet instant de partage autour de la tisane, n’était qu’un répit ? Comment aurait-elle pu imaginer tout ce qui allait se dérouler ensuite ? Après la sollicitude presque maternelle, douce et amicale de Lucienne, comment appréhender tout ce qui eut lieu ? Un moment opportun ? À cet instant-là, les jeux étaient faits entre elles-deux. Ou peut-être pas, doutait Pascale, perdue dans ses souvenirs. La seule chose qu’elle pouvait assurer, c’était que tout ce qui se passa, ensuite, avait pesé et pesait encore sur sa vie et dans ses rapports aux autres.
Le liquide était bon bien que brûlant. La nausée disparaissait et avec elle renaissait un bien-être. Elle en avait oublié Éléonore, la piscine, sa promesse. Elle aurait voulu que ce moment persistât à jamais. Elle tressaillit à peine quand Lucienne lui fit remarquer que quarante minutes s’étaient écoulées et que la petite attendait toujours, en dessinant.
– Que comptes-tu faire ? La question n’en était pas une et Pascale ne s’y méprit pas. Pourtant, elle feignit de croire encore qu’elle était libre de décider. Elle réajusta promptement la bouillotte qui avait glissé.
– Rien. Si, je vais aller me coucher. Sans doute avait-elle été trop brutale dans cet aveu ; son entêtement ne pouvait pas faire le poids avec celui de Lucienne qui éclata soudainement, rompant avec la gentillesse amicale dont elle avait fait preuve :
– Tu ne peux pas revenir sur ta parole. Tu as promis, tu dois tenir ta promesse. Elle ne peut pas comprendre pourquoi tu joues ainsi à la malade…
– …Je suis vraiment mal. L’interrompit Pascale en se dirigeant vers sa chambre. Elle était lasse de cet affrontement, vexée de ne pas savoir comment s’imposer. Elle ne supportait pas cette leçon de morale. Elle allait lui montrer qui régissait sa vie ! Elle ne devait rien à Éléonore. Et encore moins à Lucienne.
Elle menait sa vie comme elle le désirait et ce qu’elle avait décidé, elle le tiendrait jusqu’au bout, dut-elle en souffrir en rompant définitivement les liens qui existaient entre ses voisines et elle ! Lucienne ne s’admettait pas vaincue par cette nonchalance froide avec laquelle, Pascale semblait lui avoir répondue et avait enchaîné :
– Et tu n’as qu’à lui expliquer ! C’est ta fille ! Ce n’est pas une situation à ce point extraordinaire qu’une grande fille de onze ans ne puisse comprendre ! Pascale se glissa dans son lit, comme si elle était devenue sourde et aveugle à la présence de Lucienne qui reprenait son discours de mère indignée et de porte-parole ulcérée d’une jeune enfant trompée et lésée. Le silence rageur qui s’installa ensuite ne pouvait laisser prévoir une brusque montée de la violence maternelle. Lucienne découvrit le lit et révéla le corps fatigué de Pascale qui se contracta sous la surprise de cette agression :
– Debout et prépare-toi ! Lucienne se tenait au-dessus d’elle. Pascale chercha à se dérober et à se protéger :
– Non seulement j’ai mal mais encore, je ne peux pas affronter le froid. Fous-moi la paix ! Même si je n’avais pas mal, je ne pourrais pas y aller ! Elle se tut, pour savourer le saisissement que ses mots avaient provoqué chez Lucienne qui parut déconcertée :
– Que veux-tu dire ? Elle arbora la même expression d’incompréhension étonnée que sa fille un instant plus tôt. Elle répéta la question et Pascale ferma les yeux pour se dérober à l’inquisition. Lucienne la saisit par le bras, l’assit de force, la secoua comme quand on se sent démuni pour contraindre un enfant désobéissant. Pascale se laissa aller mollement. Des larmes apparurent subitement, venues d’un lieu de désespoir lointain. Pourquoi Lucienne s’acharnait-elle ainsi ? Elle riposta :
– Bien sûr tout ce qui t’intéresse, c’est de pouvoir étudier tranquillement et moi, je n’ai qu’à… la gifle l’étourdit. Elle se toucha, la joue, incrédule, se massa pour apaiser le coup. Elle explosa : T’es folle ? ! Pascale avait crié avec toute l’énergie de l’indignation et aurait voulu hurler quand Lucienne lui couvrit les lèvres avec sa main. Elle crispa sa main sur celle de Lucienne, incapable de se dégager mais prête à griffer. Elle ne bougea plus comme un animal blessé qui cherchait à sauver sa peau en feignant la mort. Lucienne ne lui laissa pas le répit nécessaire pour affirmer sa tactique de défense. Son visage était si près du sien qu’elle s’y noya soudain. Une onde de plaisir la saisit remontant le long de la colonne vertébrale. Elle frissonna. Lucienne avait lâché son étreinte et s’était assise face à elle. Le corps de Pascale se tendit vers elle, ses lèvres cherchèrent l’apaisement de la douleur, au contact de celles de Lucienne qui se laissa embrasser. Elles furent décontenancées, en silence. Puis, elles se dégagèrent lentement. Lucienne ponctua ce moment, d’une voix en apparence calme mais glacée de mépris :
– C’est toi qui es folle ! Son regard toisait Pascale, la condamnait : qu’est-ce que tu cherches ? Tu crois que tu peux m’amadouer si facilement et t’en tirer à si bon compte ? !
– Non ! Je n’ai pensé à rien, je te jure ! Pascale était profondément étonnée par cette cascade de réactions imprévisibles, elle était perdue. Elle n’avait pas songé à la séduire. Elle aurait voulu la convaincre de la laisser tranquille. Ses intentions étaient plus simples.
– Et comment tu expliques ton baiser ? Lucienne, plus âgée que Pascale connaissait mieux les étrangetés des réactions humaines. Elle-même avait dû s’en rendre à l’évidence lors de la disparition inimaginable de son mari. Une part d’elle s’amusait du côté saugrenu de la relation, contrairement à Pascale qui se sentait dépassée par elle-même et trahie par la violence de son amie. Elle n’aspirait plus au réconfort mais à la conclusion de la situation. Elle devait parler pour se dégager de ce dilemme, continuer à se taire et perdre l’amitié de Lucienne et Éléonore ou oser avouer et se noyer dans sa honte. Elle n’avait jamais voulu en parler avec quiconque, même avec sa gynécologue, elle avait toujours fait semblant que tout allait bien pour elle. Elle trancha courageusement :
– Je ne peux pas mettre de tampons, c’est aussi simple que ça ! Lucienne égrena un petit rire. Tout reprenait du sens. Tout rentrait dans l’ordre. Le baiser n’avait jamais existé. La parenthèse se refermait. Elle lui caressa la joue, ré -endossant rapidement, son rôle de mère, d’amie, ou de sœur aînée. Elle redevenait celle qui savait, qui aidait, qui comprenait.
– Rien de plus simple pourtant que de mettre un tampon. À ton âge,… sa voix se suspendit dans un souffle pour reprendre : je vais t’aider, si tu veux. Avant que Pascale eut le temps de réfléchir à son envie, Lucienne se leva, partit : Je reviens, ne bouge pas !
Dans le silence ponctué par la porte qui se refermait, Pascale soupira, résignée à son impuissance à contrôler tout ce qui continuait à lui échapper. « Le tampon n’est pas la solution. » Elle s’allongea, ferma les yeux, accablée. Elle aurait voulu pouvoir s’échapper. Elle ne percevait aucune voie de dégagement possible. Lucienne revint en brandissant l’objet salvateur.
– Je n’en ai pas avec applicateur mais ça ira tout aussi bien ! Triompha-t-elle sans entendre le faible « non » de Pascale qui disparaissait presque sous la couette qu’elle découvrit dans un large geste.
– Tu aurais dû me le dire tout de suite au lieu de jouer à la malade. Et devançant toute dénégation, elle ajouta, ironiquement : entre femmes, il n’y a pas de tels petits secrets qui tiennent ! Sa voix s’était faite chaleureuse, complice. Pascale ressentit la nostalgie d’une connivence, le temps d’un souffle que Lucienne étouffa immédiatement : N’aies pas peur, tout ira bien. Puis se retint de poser des questions à Pascale qui devina et préféra ne rien répondre. Lucienne lui prit la main pour y glisser le tampon.
– Tu veux que je t’aide ? Tu sais faire, non ? A la moue de Pascale, elle éclata de rire. Bon, écarte les jambes et replie les en crochet. Elle l’aida à plier une jambe. Subitement, Pascale explosa avant que l’irréparable ne se produisit.
– Non ! Lucienne semblait incertaine quant à ce que voulait signifier ce « non » et fit mine de se retirer du lit où elle s’était assise. Elle la regarda et ne sut pas que décrypter dans ce visage fermé.
– Excuse-moi. J’ai mal compris. Je te laisse.
– Non, non et non ! La voix de Pascale se perdit dans les aigus. Elle balançait la tête de droite à gauche. Je ne veux pas. Tu m’entends. Je ne veux pas de ce tampon. Je ne veux pas aller à la piscine. Je veux que tu me foutes la paix ! Elle aurait voulu être plus cassante, plus grossière. Elle aurait voulu la blesser. Elle ne trouvait rien d’autre à dire que de supplier Lucienne de la laisser tranquille.
Les larmes jaillirent, du fond de son corps en souffrance. Lucienne ébouriffa d’un geste agacé ses cheveux. Tout rebascula. Pascale hurla. Lucienne la gifla. Elles se tinrent immobiles, muettes, au-delà de la pensée. Quand elles furent, à nouveau, apaisées mais encore étourdies par leur propre violence, Lucienne l’exhorta au calme.
– Reprend-toi ! Ou était-ce à elle qu’elle s’adressait ? Elle écarta brutalement les jambes de Pascale qui se laissa manipuler ; elle s’était réfugiée quelque part en elle, en un lieu inaccessible. Ses larmes avaient tari. Elle sentait à peine le toucher des doigts de Lucienne qui la pénétraient, s’imposaient dans son vagin, assuraient leur puissance en y déposant le tampon.
– Alors, tu vois, ce n’était pas si terrible que ça ! La satisfaction de l’aide accomplie, du bon ordre établi, de la situation bien gérée la rendaient tendre. Lucienne encouragea pascale à se relever d’une caresse sur la joue. La victoire la rendait hardie et son doigt frôla la bouche de Pascale qui ferma les yeux, définitivement subjuguée. Tu as encore mal ?
La question de Lucienne la ramenait à sa réalité. Pascale fit un geste de dénégation de la tête. Il était trop tard pour oser se rebeller. Le tampon déclenchait une sensation curieuse en elle. Elle posa la main sur son ventre pour apaiser la brutalité de cette irruption en elle. La main de Lucienne retrouva la sienne. Leurs doigts se nouèrent. Lucienne s’allongea le long de son corps. Sa voix était caressante : « Ma chérie ».
Ses lèvres embrassaient le visage encore humide de Pascale qui s’abandonna à la douceur de ce qui se révélait à elle, en elle. Elle ferma les yeux. Le plaisir soudain la submergea.
Elle sut qu’elle était bien perdue.

Ce livre numérique :

a été édité par :
L’Association Les Bourlapapey,
Bibliothèque numérique romande

En juillet 2012
– Élaboration :
Les membres de l’association qui ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique sont : Françoise S., Michelle V., Mathilde L-P, Maximilien
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé d’après un manuscrit original publié avec l’autorisation de l’auteure sous licence Creative_Commons-BY-NC-ND. La photo de 1ère page a été réalisée et mise à disposition par Laura Wells en 2012.
– Dispositions :
Ce livre numérique est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais uniquement à des fins non commerciales et non professionnelles. Merci d’en indiquer la source et d’en informer l’auteure en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
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– Remerciements :
Nous remercions les éditions du groupe Ebooks libres et gratuits (http://www.ebooksgratuits.org/) pour leur aide et leurs conseils qui ont rendus possible la réalisation de ce livre numérique.




[1] J’espère que tu vas bien
[2] Donne-moi de tes nouvelles. Écris-moi. 
[3] Nos soirées à boire du thé et à discuter nous manquent, à Isa et moi.

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