7 janv. 2015

contes magiques La princesse du lac

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)
d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"
L'édition d'art, H. Piazza, Paris, 1925, 216 pages.

La princesse du lac

Tchen Pih-kiao, de son prénom Meng-yun, était du pays de Yen. Il était pauvre et remplissait les fonctions de secrétaire auprès d'un lieutenant-général nommé Kou. Un jour qu'ils traversaient en barque le lac Toung-t'ing, ils virent un dauphin qui nageait à fleur d'eau. Kou tira et l'atteignit au dos. Un petit poisson qui tenait en sa bouche la queue du dauphin ne voulut pas lâcher prise et fut pêché avec lui. Attachés au mât, ils respiraient encore, et le dauphin ouvrait démesurément les mâchoires comme s'il demandait grâce. Tchen en eut pitié et obtint de Kou qu'il fût relâché. Comme il avait sur lui du baume, il en mit, par jeu, sur la blessure. Le dauphin jeté à l'eau disparut en un instant.

L'année suivante, se rendant vers le nord, Tchen traversait le même lac, quand une tempête fit chavirer son embarcation. Il put saisir une caisse et y resta cramponné toute la nuit ; le matin, la caisse alla s'accrocher à un arbre et Tchen put grimper sur un rivage. Le corps d'un noyé abordait au même moment ; il reconnut son petit domestique et le tira à terre, mais il était mort. Seul et sans secours, il restait assis tristement devant le corps ; il n'y avait là qu'une colline haute, verdoyante et touffue, entièrement solitaire. Le jour montait lentement et il frottait toujours le corps avec désespoir. Tout à coup il perçut un léger mouvement. Il secoua le jeune garçon qui rendit une quantité d'eau et rouvrit les yeux. Ils firent sécher leurs habits sur les roches. À midi, ils pouvaient les remettre, mais la faim leur tordait les entrailles. Ils s'efforcèrent de passer la colline, dans l'espoir de trouver un village. Ils étaient à mi-côte quand ils entendirent un bruit de flèches entrechoquées. Comme ils écoutaient, deux jeunes femmes à cheval accoururent à toute bride. Chacune avait le front entouré d'une coiffe rouge, les cheveux relevés en panache, portait une casaque violette à manches courtes, une ceinture verte, un arc d'une main, l'autre bras protégé d'un brassard bleu. Elles franchirent le faîte, et à leur suite une troupe nombreuse de belles chasseresses, toutes vêtues de même, se répandit dans les taillis. Tchen n'osait avancer ; un petit domestique suivait à pied en courant ; il l'interrogea.

— C'est ici, dit-il, le terrain de chasse de la princesse du lac.

Tchen dit d'où il venait, et qu'il avait faim. Le domestique tira du riz de son sac, mais il ajouta :

— Écartez-vous, sans quoi il y a danger de mort pour vous.

Tchen s'empressa de redescendre la pente. Sous les arbres épais il découvrit alors une pagode ; il s'approcha. Autour d'un mur blanc courait une eau limpide ; la porte était entr'ouverte ; un pont de pierre y conduisait. Il poussa le battant pour jeter un coup d'œil. Une terrasse circulaire dominait le jardin. Un sentier s'ouvrait, embarrassé de lianes, embaumé de fleurs, franchissait des balustrades contournées, et conduisait à un autre pavillon ombragé de saules pleureurs qui montaient jusqu'à la toiture. On entendait un chant d'oiseau sauvage, et des pétales de fleurs flottaient dans l'air ; un souffle léger sortait des profondeurs, et les fruits neigeux de l'orme tombaient. C'était un spectacle de délices, comme il ne s'en trouve pas sur terre. En pénétrant dans un petit pavillon, il aperçut une escarpolette très haute, dont la corde pendait immobile ; nulle trace humaine alentour. Il se crut parvenu aux appartements des femmes, et, intimidé, n'osa passer plus avant. Mais tout à coup il entendit le trot des chevaux à la porte, avec un bruit de voix féminines et de rires. Il se cacha avec son domestique parmi les fleurs. Les rires se rapprochèrent. Une jeune fille disait :

— Mauvaise chasse aujourd'hui ; pas de gibier à plumes.

Une autre répondait :

— Si la princesse n'avait pas abattu une oie sauvage, nous serions sorties pour rien.

Bientôt une compagnie de chasseresses apparut, escortant jusqu'au haut de la salle où elle prit place une jeune fille de quatorze ou quinze ans, elle-même vêtue d'un élégant costume de chasse ; ses nattes ombrageaient son visage, sa taille fine semblait craindre le moindre souffle, elle était pareille à une fleur d'or impossible à décrire. Ses compagnes lui présentèrent un breuvage parfumé et brûlant ; puis elle se leva et descendit les degrés. L'une des suivantes dit :

— Si la princesse n'est pas trop fatiguée du cheval, ne veut-elle pas jouer à l'escarpolette ?

Elle accepta en souriant. Alors l'une la soutient de l'épaule, l'autre lui prend les bras, une autre lui retrousse les manches, une autre lui retire ses bottines ; elles la tirent, la poussent, et voici qu'elle s'élève. La princesse étend ses poignets clairs, s'appuie sur ses brodequins aigus, et, légère comme Fei-yen la princesse hirondelle, s'envole jusqu'aux nuages. On l'aide à descendre, on admire :

— La princesse est vraiment une Immortelle.

Elles s'en vont avec des rires. Tchen pensif a senti son âme lui échapper. Quand le bruit s'est éloigné, il va jusqu'à l'escarpolette et erre alentour. Soudain, il aperçoit un mouchoir de soie rouge sous la haie. Certain qu'il a été perdu par une des jeunes filles, il le met dans sa manche. Il entre dans le pavillon et y voit une écritoire. Il met sur l'étoffe ce quatrain :

Qui donc sur l'escarpolette paraît une Immortelle ? — Je le sais bien : c'est une des fées qui, au ciel, répandent les fleurs. — Les déesses des palais lunaires peuvent être jalouses. — Qui croirait qu'elle fut montée de notre limon jusqu'au ciel ?

Il relut sa composition à haute voix, et sortit par où il était venu ; mais la porte de l'enceinte était fermée. Après avoir cherché longtemps une issue, il rentra dans le pavillon. Le temps passait. Une jeune fille entra furtivement et s'arrêta, surprise.

— Comment êtes-vous là ?

Il répondit avec un profond salut :

— J'ai perdu ma route. Épargnez-moi.

— N'avez-vous pas ramassé un mouchoir de soie rouge ?

— Il est là, en effet, mais je l'ai abîmé. Comment faire ?

Et il le lui montra ; la jeune fille eut grand peur.

— Votre mort est certaine. C'est le mouchoir de la princesse, et vous l'avez sali ainsi. Qu'avez-vous fait ?

Tchen changea de couleur et la supplia de le sauver.

— C'est déjà un crime impardonnable d'avoir pénétré par surprise dans le palais. Cependant, pour un lettré comme vous, j'aurais cherché à faire quelque chose. Mais maintenant, après cette autre folie, il n'y a plus rien à tenter.

Et, prenant le mouchoir, elle sortit en hâte. Tchen tremblait ; il eût voulu avoir des ailes, et voyait la mort venir. Après quelque temps, la jeune fille revint, et lui dit plus doucement :

— Il y a un peu d'espoir pour votre vie. La princesse, en voyant le mouchoir, l'a examiné à plusieurs reprises, et a souri sans paraître fâchée. Peut-être va-t-on vous relâcher, mais attendez ici, et n'essayez ni de grimper aux arbres, ni de percer le mur. Si vous vous montrez, vous êtes perdu.

Le soir tombait et Tchen restait dans l'incertitude. La faim le tourmentait. Enfin la jeune fille vint allumer une lampe ; une femme de service la suivait, avec un plateau chargé. Tchen demanda bien vite des nouvelles :

— J'ai profité d'un moment pour dire que si on voulait épargner le jeune homme du jardin, il fallait le renvoyer ; sans quoi il mourrait de faim.

La princesse est restée pensive et a dit : « Comment le laisser aller à la nuit noire ? » Et elle m'a chargée de vous apporter ceci. Ce n'est pas une mauvaise nouvelle.

Tchen resta préoccupé et ne put reposer de la nuit. Le matin était déjà avancé quand la jeune fille revint lui porter à manger ; il la supplia de lui venir en aide. Elle répondit :

— La princesse n'a pas dit de vous mettre à mort, ni de vous délivrer. Nous ne sommes que des suivantes, et n'oserions l'importuner de questions.

Le soir tombait qu'il attendait encore, tout anxieux. La jeune fille entra en grande hâte.

— Malheur ! s'écria-t-elle. On a bavardé. La reine a tout appris. Elle a examiné le mouchoir et s'est emportée contre votre grossièreté. La punition n'est pas loin.

Pâle comme la cendre, Tchen la supplia à genoux, quand on entendit des voix et un mouvement. La jeune fille s'enfuit en levant les bras. Des femmes portant des cordes entrèrent en tumulte ; parmi elles une servante qui regardait Tchen comme si elle le connaissait :

— Qui est-ce ? dit-elle. Mais c'est Monsieur Tchen.

Elle arrêta les autres.

— Pas encore ! Pas encore ! Attendez que je l'annonce à la reine.

Et elle sortit rapidement. Elle revint bientôt :

— La reine attend Monsieur Tchen.

Tchen la suivit, en proie à la terreur ; après avoir passé plusieurs portes, ils arrivèrent à une salle fermée d'un treillis d'émeraude aux agrafes d'argent. Une jeune femme leva le rideau et annonça Monsieur Tchen. Une belle femme en tunique étincelante était assise au bout le plus élevé. Tchen tomba la face contre terre.

— Je suis un pauvre voyageur. Daignez épargner ma vie.

La reine se leva aussitôt et le prenant par la main :

— Sans vous je ne verrais pas ce jour. Mes servantes ne savent vraiment rien. Traiter ainsi un hôte comme vous ! C'est une faute impardonnable.

Elle lui fit servir du vin sur une nappe fleurie, dans une coupe ciselée. Tchen déconcerté n'y comprenait rien.

— Je regrette, ajouta la reine, de ne pouvoir vous rendre le présent que vous m'avez fait de l'existence. Mais votre poésie vous a gagné le cœur de ma fille. C'est sans doute la volonté du ciel. Ce soir vous pourrez lui faire votre cour.

Tchen resta confus de voir s'accomplir son destin au delà de toute espérance, et ne savait que penser. Le soir une servante vint lui annoncer que la princesse était prête et l'attendait. Elle le conduisit, souleva une tenture et soudain s'éleva joyeusement le son des orgues et des flûtes. Les degrés étaient couverts de tapis de feutre, et partout aux murailles luisaient les lanternes. Une compagnie de jeunes femmes entouraient la princesse, et les effluves du musc flottaient dans l'espace. Ils entrèrent ensemble sous les rideaux, et l'amour s'empara de tous deux. Tchen dit :

— Pauvre voyageur que je suis, ma vie ne suffirait pas à vous rendre hommage. J'avais sali votre mouchoir, et j'ai eu grâce de la vie. Mais obtenir votre main, c'est ce que, vraiment, je n'espérais pas.

— Ma mère, répondit-elle, est la femme du roi du lac, fille du prince du fleuve. Une de ces années passées, comme elle allait rendre visite à ses parents, elle fut atteinte d'une flèche en traversant le lac. C'est vous qui l'avez sauvée et guérie. Nous vous en garderons une reconnaissance éternelle. Ne soyez donc pas surpris d'un événement aussi imprévu. Le prince des dragons m'a enseigné le secret de longue vie ; je veux le partager avec vous.

Tchen comprit alors qu'il se trouvait parmi les génies.

— Comment, demanda-t-il encore, la servante m'a-t-elle reconnu ?

— Sur la barque, ce petit poisson qui tenait la queue de l'autre, c'était elle.

— Mais si je ne devais pas être puni, pourquoi m'avoir tant fait attendre ma délivrance ?

— Je m'intéressais bien à votre talent, mais je ne suis pas libre. Combien je me suis tournée et retournée la nuit pour cela, c'est ce que les autres ne peuvent savoir.

Il soupira.

— Nous n'avons rien à nous envier. Et qui est la jeune fille qui m'apportait à manger ?

— Ne pensez-vous pas qu'elle fût ma meilleure amie ?

— Comment pourrai-je reconnaître tant d'amitié ?

Elle sourit :

— Nous vous devions le jour. Mieux vaut s'acquitter tard que jamais.

Il demanda aussi où était le roi du lac,

— Il est allé combattre les monstres et n'est pas de retour.

Après quelques jours, Tchen songea que les siens étaient sans nouvelles et devaient mourir d'inquiétude. Il envoya donc son domestique avec une lettre. On avait appris chez lui le naufrage, sa femme et son fils portaient le deuil depuis plus d'un an. Ils surent ainsi qu'il n'était pas mort, mais doutaient qu'il revînt jamais de si loin. Six mois plus tard, il était là cependant, monté sur un cheval richement harnaché, portant un sac rempli de pierreries. Dès lors sa maison fut la plus riche qu'on eût jamais vue, et le luxe en était extraordinaire. Il tenait table ouverte, et son hospitalité était fastueuse. Si on lui demandait le récit de ses aventures, il s'exécutait sans rien dissimuler. Sept ou huit ans se passèrent ; il eut cinq autres fils. Un de ses amis d'enfance nommé Leang avait passé dix ans dans le sud, comme fonctionnaire, et revenait par le lac ; il rencontra une jonque peinte, aux balustrades ciselées, aux fenêtres rouges ; des sons légers d'orgues et de flûtes se répandaient comme une fumée. Une jeune fille ouvrit une fenêtre et s'accouda. Il aperçut alors, à l'intérieur, un jeune homme, assis, tête nue et jambes croisées ; auprès et au-dessus de lui, une jeune fille de seize ans ; ils échangeaient des caresses. Leang crut à quelque partie de plaisir, et comme la course des deux embarcations était presque égale, il resta en observation : il reconnut alors Tchen Meng-yun. Penché sur le bastingage, il l'appela à mi-voix. Tchen entendit, ordonna aux rameurs de stopper, et s'avançant sur la proue, pria Leang de passer. Il aperçut une table magnifiquement servie. Tchen ordonna de lui faire fête. Aussitôt des jeunes femmes offrirent à Leang le vin et le thé, parmi des montagnes de trésors inconnus.

— Vous êtes donc devenu bien riche, dit-il avec surprise, depuis dix ans que je ne vous ai vu ?

Tchen sourit.

— Vous m'avez connu pauvre ; en prenant de la peine, n'ai-je pu arriver ?

Il lui demanda aussi qui était sa compagne.

— C'est ma femme, dit-il.

De plus en plus surpris, Leang demanda où il se rendait ainsi avec toute sa maison.

— Vers l'ouest.

Leang voulut questionner encore, mais Tchen se hâta de commander la musique, et aussitôt ce fut un bruit qui empêcha tout entretien. Cependant comme Leang voyait partout de jolies filles, il feignit l'ivresse et cria :

— Monsieur Meng-yun, ne pourriez-vous me permettre de perdre mon âme un peu ?

— Mon ami, dit Tchen en souriant, vous êtes ivre. Mais voici une parure de femme que je veux donner à un vieil ami.

Et il fit apporter une perle énorme.

— Vous trouverez facilement à la vendre, ajouta-t-il, et cela vous montre que je ne suis pas avare.

Il prit congé là-dessus :

— Une petite affaire me presse et ne me permet pas de prolonger notre chère entrevue.

Il reconduisit Leang à son bord, puis fit larguer l'amarre et repartit à toute allure. Sitôt de retour, Leang courut chez Tchen qu'il trouva attablé avec des amis.

— Comment, s'écria-t-il, vous étiez hier sur le lac et vous voilà déjà arrivé ?

— Vous vous trompez.

Leang raconta, à l'admiration de tous, ce qu'il avait vu la veille. Tchen sourit.

— C'est une erreur. Comment pourrais-je me trouver en deux endroits à la fois ?

Personne n'y comprenait rien. À quatre-vingt-un ans Tchen mourait. Comme on allait l'ensevelir, on trouva son cercueil étonnamment léger : il était vide.

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