7 janv. 2015

contes magiques

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)
d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"
L'édition d'art, H. Piazza, Paris, 1925, 216 pages.

Houng-yuh

À Kouang-ping vivait un vieillard nommé Foung, avec son fils dont le prénom était Siang-jou. Tous deux avaient leurs grades universitaires. Le père, âgé d'une soixantaine d'années, était un homme à principes ; il n'avait aucune fortune. Tous deux devinrent veufs à peu d'années d'intervalle, et les soins du ménage leur échurent.

Un soir que Siang-jou était assis au clair de lune il vit venir, de l'autre côté de la clôture, la fille de son voisin de l'est. Il l'examina à la dérobée, et la trouva belle. Il s'approcha ; elle sourit un peu. Il lui fit signe ; elle ne vint pas, mais ne s'en allait pas non plus. Après quelques façons, elle se décida à franchir la barrière et le suivit dans sa chambre. Son nom était Houng-yuh. Fort épris, le jeune homme échangea avec elle la promesse d'un éternel amour. Elle vint chaque nuit, et leur liaison durait depuis plus de six mois, lorsqu'une nuit le père s'éveilla : il entendit causer et rire dans la chambre de son fils. Il s'approcha et aperçut la jeune fille. Alors, indigné, il appela son fils dehors.

— Est-ce pour cela que je vous ai élevé ? Dans la misère où nous sommes, au lieu de travailler de toutes vos forces, voilà que vous faites le débauché ! Si on l'apprend, vous êtes perdu d'honneur. Si on n'en sait rien, vous n'en abrégez pas moins votre existence.

Siang-jou était tombé tout en pleurs aux pieds de son père. Mais celui-ci, s'adressant à la jeune fille :

— Une jeune fille qui se conduit mal se déshonore et déshonore ceux qui l'approchent. Quand votre faute apparaîtra, c'est ma maison qui sera couverte de honte.

Quand il fut parti, toujours furieux, la jeune fille, fondant en larmes, dit à son ami :

— Les reproches de votre père m'accablent : il faut nous séparer.

Il répondit :

— Tant que mon père vivra, je ne serai pas libre. Si vous m'aimez, prenons patience, et cachons-nous.

La jeune fille ne pouvait parler ; il éclata en sanglots à son tour ; alors elle le calma.

— Nous n'avons pas eu pour nous fiancer d'intermédiaires ni le consentement de nos parents. Ceux qui ont franchi les barrières pour se rejoindre n'unissent pas leurs cheveux blancs. Mais je sais dans le pays un beau parti pour vous.

— Je suis bien pauvre, dit Siang-jou.

— Cela ne fait rien, répondit-elle. Attendez-moi la nuit prochaine, j'arrangerai votre affaire.

La nuit suivante elle revint et lui remit quarante taëls.

— À vingt-quatre lieues d'ici vous trouverez, dans le village de Wou, une famille Wei dont la fille a dix-huit ans. Si on n'a pu la marier encore, c'est à cause des trop grandes prétentions des parents. Avec un beau présent vous êtes sûr de tomber d'accord.

Elle partit là-dessus. À la première occasion Siang-jou parla de ce projet à son père, mais sans rien lui dire de l'argent qu'il avait caché.

— Nous sommes trop pauvres, objecta Foung.

— Il ne coûte rien d'essayer, répliqua Siang-jou.

Foung se laissa persuader. Siang-jou loua donc un valet et des chevaux et se rendit chez les Wei, qui étaient de riches propriétaires. Le père reconnut aisément en lui un jeune homme de bonne famille, et son brillant équipage le disposait en sa faveur, mais il se demandait s'il serait assez généreux. Siang-jou, devinant la raison de son hésitation, vida sa bourse sur la table. Aussitôt le vieux Wei changea de visage, et appela un voisin pour signer le contrat. Siang-jou fut présenté à sa future belle-mère et à sa fiancée qu'il trouva charmante. De retour chez son père, Siang-jou lui dit que les Wei étaient des gens modestes et qu'ils n'avaient demandé aucun présent. Au jour convenu les Wei amenèrent leur fille qui se montra respectueuse et obéissante. Les deux époux vécurent dans une parfaite harmonie et au bout de deux ans il leur était venu un fils, nommé Fou-eul.

Au jour de la fête des morts, la mère avec son fils était allée visiter les tombes de sa famille. Elle rencontra un notable du pays nommé Soung. C'était un ancien censeur impérial destitué pour concussion et retiré dans son village, où l'on redoutait fort sa cruauté. Il remarqua la jeune femme et ayant appris qui elle était, il pensa qu'un lettré pauvre comme Siang-jou ne serait pas insensible aux présents. Il envoya donc un de ses domestiques lui donner à entendre ce qu'il désirait. Aux premiers mots, la colère se peignit sur le visage de Siang-jou, puis songeant à la lutte inégale avec un tel adversaire, il se contint et affecta de rire. Mais lorsqu'il rapporta ce qui s'était passé à son père, le vieillard sortit, en fureur, et trouvant le domestique encore dans la rue l'accabla d'injures si violentes, que l'autre prit la fuite, épouvanté. Cette algarade ne fut nullement du goût de Soung qui envoya des hommes à lui chez les Foung, pour les battre. Au bruit, la jeune femme, laissant son enfant sur le lit, accourut les cheveux épars, criant au secours. Les hommes de Soung se saisirent d'elle aussitôt et l'emportèrent à la faveur du tumulte. Le père et le fils, blessés, gémissaient à terre, l'enfant vagissait dans la chambre ; les voisins, en grande pitié, ramassèrent les victimes et les mirent au lit. Après quelques jours, le jeune homme pouvait se lever et marcher appuyé sur une canne. Mais le vieillard, de colère, ne mangeait pas, vomissait le sang, et finit par mourir. Siang-jou, désolé, prit l'enfant avec lui et alla porter plainte de tribunal en tribunal : jamais il ne put rien obtenir. Pour comble d'infortune, il apprit bientôt que sa femme avait préféré la mort au déshonneur. Le chagrin le serrait à la gorge, sans trêve ni merci. Souvent il songeait à tuer Soung en pleine rue ; mais la foule de brigands dont son ennemi était entouré, lui donnait à réfléchir, et il n'avait personne à qui confier l'enfant. Nuit et jour plongé en ses tristes pensées, il ne fermait pas l'œil un seul instant.

Un homme vint lui faire une visite de condoléances. Il avait les cheveux noués en chignon, le menton large. Siang-jou, qui ne le connaissait pas, le fit asseoir et lui demanda son nom. L'autre dit brusquement :

— Vous avez vu tuer votre père, enlever votre femme. Ne songez-vous pas à la vengeance ?

Craignant d'avoir affaire à un espion de Soung, Siang-jou fit une réponse évasive, mais l'autre se fâcha, les yeux lui sortaient de la tête, et il se leva en criant :

— Je vous prenais pour un homme, vous n'êtes qu'un misérable.

Le jeune homme, abasourdi, se jeta à genoux et le supplia de rester.

— En vérité, je craignais que Soung n'eût envoyé un homme pour me perdre. Je vais vous ouvrir mon cœur. Voilà des jours et des nuits que je couche sur les épines et me repais de fiel. Mais j'ai pitié de ce petit être et je crains la fin de ma race. Vous qui êtes juste, ne pourriez-vous prendre soin de lui à ma place ?

— Ce sont là soins de femme ou de jeune fille, je ne m'en mêle pas. Ce que vous voulez remettre aux autres, faites-le plutôt vous-même, et ce que vous vouliez faire vous-même, je me charge de l'accommoder pour vous.

Siang-jou, déconcerté, restait à terre, que l'autre était déjà parti sans tourner la tête. Siang-jou s'élança après lui, pour savoir au moins son nom. Il n'en tira que cette réponse :

— Si je ne vous viens pas en aide, vous n'avez rien à me reprocher ; si je vous viens en aide, vous ne me devez aucune reconnaissance.

Et il disparut. Siang-jou, craignant un malheur, prit la fuite avec son enfant.

La nuit suivante, comme tout dormait dans la maison de Soung, un malfaiteur inconnu franchit portes et barrières et massacra l'ancien censeur impérial, ses deux fils, sa belle-fille et une servante. Très ému de cette affaire, le gouverneur donna ordre d'arrêter Siang-jou que les gens de Soung dénonçaient nettement. À son logis, il n'y avait plus personne : l'affaire n'en parut que plus claire, et les gens de Soung se joignirent aux soldats du gouverneur pour fouiller le pays à la recherche du coupable. Une nuit qu'ils parcouraient les montagnes au sud de la ville, ils entendirent des pleurs d'enfant. Guidés par eux, ils découvrirent Siang-jou, l'arrêtèrent, se mirent en marche avec leur prisonnier. Mais comme l'enfant criait de plus en plus, ils s'en débarrassèrent en chemin, malgré le désespoir du père.

Conduit devant le gouverneur et interrogé sur le motif de son crime, Siang-jou répondit :

— Je proteste contre l'accusation. Le meurtre a été commis dans la nuit et j'étais sorti en plein jour. De plus, avec un enfant dans mes bras, comment pouvais-je sauter des murs et égorger des gens ?

— Si vous n'êtes pas coupable, pourquoi avez-vous pris la fuite ?

Siang-jou ne put donner d'explication : il fut jeté en prison. Il disait en pleurant :

— Que je meure, peu importe, mais quel est le crime de mon enfant ?

— Vous-même, répondit le gouverneur, n'avez-vous pas tué le père avec l'enfant ?

Dépouillé des insignes de son grade, chargé à plusieurs reprises de la cangue, il n'avoua rien.

Dans la nuit, le gouverneur fut éveillé tout à coup par un objet qui venait de frapper son lit avec le bruit de la foudre. Il appela, ses gens accoururent, et à la clarté des torches on découvrit un court poignard, aigu et tranchant comme un cristal de givre, enfoncé de plus d'un pouce dans le bois du lit d'où on ne put le retirer. Le gouverneur, à cette vue, faillit s'évanouir. L'épée à la main il parcourut la maison sans trouver aucune trace. Très troublé, et n'ayant d'ailleurs plus rien à craindre de la famille Soung, puisqu'elle était anéantie, il se décida à rédiger un rapport aux autorités supérieures, où il concluait à l'innocence de Siang-jou, et le fit relâcher aussitôt.

Siang-jou retrouva sa maison dans le plus complet dénuement : il ne voyait que son ombre sur les murs. Par charité, les voisins lui donnèrent de quoi subsister. Livré au caprice de ses pensées, tantôt songeant à l'éclatante vengeance qui venait de s'accomplir, son visage s'éclairait d'un malin sourire ; ou bien, au souvenir du malheur qui avait détruit son foyer, ses larmes coulaient longuement. Mais quand il réfléchissait que réduit pour le restant de sa vie à la noire misère, il perdait encore l'espoir d'une postérité, il allait dans un endroit désert pour gémir à son aise, jusqu'à ce que la voix lui manquât.

Il vécut ainsi pendant six mois. L'affaire étant alors à peu près assoupie, il osa présenter une requête au gouverneur pour ramener au tombeau des Wei la dépouille mortelle de sa femme. Au retour de cette triste cérémonie, ne souhaitant plus que la mort, il se roulait avec désespoir sur son lit solitaire, quand il entendit frapper à la porte. Prêtant l'oreille, il distingua au dehors une voix qui semblait parler à un petit enfant. Il se leva pour ouvrir vivement et crut voir devant la porte une jeune fille qui, prenant la parole aussitôt, le félicita d'avoir pu se justifier si heureusement d'une accusation redoutable. La voix ne lui était pas inconnue, mais dans son trouble il ne retrouvait pas ses souvenirs. Il fit de la lumière et reconnut Houng-yuh. Elle tenait par la main un petit enfant qui jouait contre sa jupe. Siang-jou n'avait pas encore ouvert la bouche pour questionner que l'enfant s'accrocha à la jeune femme en criant. Contrariée, elle le repoussa :

— Tu as donc oublié ton père ?

Mais l'enfant, cramponné à sa robe, regardait l'étranger avec des yeux brillants. Siang-jou l'examina de plus près : c'était son petit Fou-eul.

— D'où vient-il ? demanda le jeune homme avec des larmes de surprise.

— Je vais vous dire la vérité, répondit Houng-yuh. Je ne suis pas, comme je vous l'ai raconté jadis, la fille de votre voisin, mais une ogresse. Une nuit j'ai trouvé sur mon chemin cet enfant qui pleurait au fond d'une vallée, je l'ai pris avec moi, l'ai élevé, et ayant appris que vous étiez hors de danger, je vous le ramène pour reformer une famille.

À l'aurore, elle se leva en hâte.

— Je m'en vais, dit-elle.

Siang-jou tout dévêtu se jeta à genoux à la tête du lit, sanglotant à ne pouvoir lever les yeux. Elle sourit :

— Ce n'était pas vrai. Mais quand on a un foyer à reconstruire, il faut se lever tôt et se coucher à la nuit.

Et elle se mit à arracher la mauvaise herbe, à balayer, avec l'énergie d'un homme. Siang-jou se plaignait de sa pauvreté qui ne lui donnait pas de quoi vivre.

— Je ne vous demande, dit-elle, que d'étudier sans vous soucier d'être riche ou pauvre, pourvu que vous ne mouriez pas de faim.

Elle tira de l'argent de sa bourse, acheta un métier à tisser, prit à ferme plusieurs arpents de terre, loua des ouvriers pour défricher, sarcler, réparer la maison, travaillant sans relâche. Les gens du village, la voyant si active, lui faisaient crédit volontiers. Au bout de six mois, le domaine était prospère. Siang-jou lui dit alors :

— Ce qui n'était plus que cendres éteintes a été restauré par le travail de vos mains. Pourtant j'ai encore un souci : la date des examens approche, et mon grade ne m'a pas encore été rendu.

— J'y ai pourvu, répondit-elle en souriant. L'examinateur a reçu quatre pièces d'or, et votre nom a été rétabli sur la liste. Si j'avais attendu que vous m'en parliez, j'aurais laissé passer le moment.

Siang-jou passa ensuite avec succès l'examen supérieur. Il avait alors trente-six ans, possédait des champs nombreux et de beaux bâtiments de culture. Sa femme était si délicate qu'un souffle d'air, semblait-il, eût pu l'enlever, mais elle travaillait plus qu'une femme de laboureur, même au fort de l'hiver, et pourtant ses mains restaient douces et tendres. Elle se donnait trente-huit ans d'âge, mais en paraissait vingt à peine.

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