7 janv. 2015

Contes magiques d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)

La petite Ning

Wang Tze-fou avait perdu son père de bonne heure. Fort intelligent, il passait à quatorze ans son baccalauréat. Sa mère, qui l'aimait beaucoup, lui recommandait toujours de ne pas se promener hors de la ville. Cependant, le jour où il fut reçu le premier à la licence, un de ses cousins, nommé Wou, vint le chercher pour faire un tour ensemble. Ils sortaient de la ville, quand un domestique de l'oncle vint chercher Wou. Wang, resté seul, aperçut une jeune fille qui se promenait à l'aventure, suivie d'une servante. Elle tenait aux doigts un rameau de prunier fleuri. Sa beauté rivalisait avec celle des fleurs, et on eût voulu cueillir son sourire. Le jeune homme ne la quittait pas des yeux, au risque de paraître indiscret. Elle passa, et après quelques pas, dit à sa servante :

— Comme ses yeux brillent ! On dirait un voleur !

Elle laissa tomber ses fleurs à terre, et s'en alla, riant et causant.

Wang ramassa les fleurs et rentra chez lui, en proie au mal d'amour. Il cacha la branche sous son oreiller et se coucha ; il ne parlait plus, ne mangeait plus. Sa mère, inquiète, n'en pouvait rien tirer. Elle pria le cousin Wou, qui était venu voir le malade, de l'interroger à sa place, et Wang finit par lui dire la vérité.

— N'est-ce que cela ? s'écria Wou. Rien de plus facile. Une jeune fille qui s'en va seule dans la campagne n'appartient pas au grand monde. Si c'est encore une enfant, c'est chose faite. Sinon, avec un cadeau de plus nous en viendrons à bout. Il s'agit de vous guérir, et je m'en charge.

Wou se mit donc en quête et revint après quelques jours, sans avoir trouvé la moindre trace de la jeune fille. Mais comme Wang avait déjà meilleure mine, il prit le parti de le tromper.

— Je sais qui elle est, dit-il. C'est la fille de ma tante, donc votre cousine par alliance.

Wang ouvrait de grands yeux :

— Où habite-t-elle ?

Continuant à mentir, Wou répondit :

— À cinq lieues d'ici, au sud-ouest, dans les montagnes.

Wang le pria de s'y rendre et lui fit une foule de recommandations que l'autre écouta avec la plus grande attention ; après quoi, Wang eut beau lui envoyer message sur message, il s'arrangea, sous divers prétextes, pour ne plus se montrer.

Wang, qui se rongeait d'impatience et de chagrin, finit par se dire qu'après tout cinq lieues n'étaient pas une si grande distance et qu'il pouvait bien aller voir par lui-même. Il tira de dessous son oreiller la branche : les fleurs étaient sèches, mais gardaient leurs pétales. Il la cacha dans sa manche et sortit sans être remarqué. Après cinq lieues de marche environ, il se trouva au milieu de montagnes enchevêtrées et de forêts touffues, sans trace de chemin, sinon pour les oiseaux. Au fond d'une vallée il découvrit un petit village caché parmi les arbres et les fleurs. Il descendit de ce côté. Les chaumières étaient en petit nombre, mais semblaient très bien tenues. Au nord, une maison avait devant sa porte des saules pleureurs, et à l'intérieur de son enclos une profusion de pêchers et d'abricotiers, mêlés à de hauts bambous où bruissaient les oiseaux sauvages. Il lui sembla discerner en ce jardin un pavillon, mais n'osant y pénétrer sans avertir, il revint à la porte d'entrée où il trouva un banc de pierre : il s'y assit pour attendre. Soudain, de l'autre côté du mur, il entendit une voix de femme qui appelait :

— Siao-young !

La voix était jolie. Il l'écoutait encore qu'il vit paraître une jeune fille qui traversait le jardin. Elle tenait à la main un rameau d'abricotier fleuri ; elle baissa la tête pour le piquer dans ses cheveux. Puis, la relevant, elle aperçut le jeune homme et s'interrompit. Avec un rire contenu, froissant les fleurs entre ses doigts, elle entra dans la maison. Wang l'avait reconnue : c'était la jeune fille rencontrée le jour de son unique promenade. Mais il n'osa l'interpeller. Personne dans l'enclos qu'il pût interroger. Il resta sur son banc du matin jusqu'au soir, si absorbé par son attente qu'il oubliait faim et soif.

Enfin, il vit la jeune fille qui furtivement l'observait, comme surprise de le trouver encore là. Bientôt une vieille femme appuyée sur un bâton sortit de la maison et lui adressa la parole :

— Comment, monsieur ! J'apprends que vous êtes ici depuis le lever du jour ? Pourquoi cela ? Et n'avez-vous pas faim ?

Le jeune homme s'était hâté de se lever et de saluer.

— Je viens rendre visite à ma parente, dit-il.

La vieille était sourde, elle n'entendit pas. Il répéta sa phrase à voix plus haute.

— Et comment s'appelle cette parente ? demanda la vieille.

Wang ne put répondre. La vieille se mit à rire.

— Comment ! dit-elle, vous ignorez le nom de votre parente ? On voit bien que l'étude vous a troublé l'esprit ? Venez plutôt avec moi, j'ai un peu de riz à vous offrir, et même un petit lit pour vous reposer, vous aurez peut-être meilleure mémoire, et il sera temps encore de faire votre visite.

Le jeune homme, à ces mots, se sentit tout à coup grand faim, et comme il espérait en outre parvenir à se rapprocher de la jeune fille, c'est avec joie qu'il accepta l'invitation de la vieille femme.

La porte ouverte, il vit des degrés de pierre blanche, bordés par des massifs de fleurs rouges, qui bientôt tournèrent à l'ouest. Là, on ouvrit une autre barrière et, sous un berceau de feuillage et de fleurs, on parvint à la maison. Les murs étaient brillants comme un miroir ; une branche de cognassier entrait par la fenêtre ; la table et le lit étaient d'osier. Dès que Wang fut assis, quelqu'un vint regarder tout doucement par la fenêtre. La vieille cria :

— Siao-young, il est temps de faire le dîner.

La servante répondit à voix haute du dehors.

Assis auprès de son hôtesse, Wang lui dit son nom.

— N'auriez-vous pas, répondit-elle, un cousin nommé Wou ?

Il se trouva que Wou était son neveu, le fils de sa sœur, et que Wang était en effet son parent par alliance.

— Nous sommes très pauvres depuis plusieurs années, ajouta la vieille. C'est pourquoi j'ai perdu de vue ma famille.

— C'est ainsi, fit Wang, que j'ai une cousine ; dans mon trouble, j'avais oublié son nom.

— Mon nom, répondit la vieille, est Ts'in, mais la jeune fille qui vit avec moi n'est que ma fille adoptive. C'est la fille d'une seconde femme de mon défunt mari qui s'est remariée et me l'a laissée. Elle est un peu simple et n'a guère d'éducation, mais elle est gaie et ignore la mélancolie. Je vous la présenterai dans un instant.

Quand la table fut desservie, la vieille dit à la servante d'appeler mademoiselle Ning. On entendit bientôt, derrière la porte, un rire étouffé.

— Petite Ning, dit la vieille, votre cousin est là.

Derrière la porte on riait toujours. La servante poussa la jeune fille dans la chambre : la main devant sa bouche, elle ne pouvait s'arrêter de rire. La vieille lui fit les gros yeux.

— Voilà une manière de se présenter devant un visiteur !

La jeune fille reprit enfin son sérieux, et sa mère adoptive fit les présentations. Wang' demanda :

— Quel âge a-t-elle ?

La vieille n'ayant pas compris, il fallut répéter la question, ce qui donna à la jeune fille un nouvel accès de rire.

— Je vous avais bien dit, fit remarquer la vieille, qu'elle a peu d'éducation. Elle a seize ans, mais elle est innocente comme une petite fille.

Wang, qui ne quittait pas des yeux la jeune fille, vit à ce moment la servante se pencher à son oreille.

— Ses yeux brillent toujours comme si c'était un voleur, disait-elle à voix basse.

La petite Ning éclata de rire.

— Allons voir, dit-elle, si les pêchers bleus sont en fleurs.

À peine levée, elle mit sa manche devant son visage et sortit bien vite à pas menus. Au dehors on l'entendit rire tout à son aise.

Madame Ts'in avait invité Wang à rester quelques jours pour se reposer, et il s'était bien gardé de refuser.

— Si vous vous ennuyez dans notre solitude, avait-elle ajouté, vous trouverez quelques livres à lire, et un petit jardin derrière la maison.

Le lendemain matin, Wang trouva en effet, à l'endroit indiqué, un jardin d'un demi arpent d'étendue, où le gazon était doux comme du feutre, et les fleurs de saule bordaient les sentiers. Il y avait là une maisonnette de feuillage montée sur trois poteaux, et entourée d'arbres de tous côtés. Comme Wang s'était enfoncé de quelques pas parmi les fleurs, il entendit un murmure au haut d'un arbre et levant la tête aperçut la petite Ning. En le voyant, elle se mit à rire si fort qu'elle faillit tomber :

— Prenez garde, dit Wang.

Elle descendit, tout en riant, et au moment d'arriver à terre elle lâcha prise et tomba. Wang la releva, non sans lui serrer un peu le poignet, ce qui la fit rire de nouveau. Elle s'appuyait à un arbre, ne pouvant marcher. Wang attendit qu'elle eût fini de rire pour tirer de sa manche la branche fleurie qu'il avait gardée et la lui montrer.

— Elle est sèche, dit-elle. Pourquoi la garder ?

— C'est la branche que vous avez laissé tomber le jour de ma promenade après l'examen. Voilà pourquoi je l'ai gardée.

— Mais pourquoi faire ?

— Pour vous montrer que mon amour dure toujours. Depuis notre rencontre, j'ai tant pensé à vous que j'en suis tombé malade. Je ne me reconnaissais plus. C'est que je ne croyais plus vous revoir. Ayez pitié de ma douleur.

— Voilà qui est bien compliqué ! Pourquoi regretter la rencontre d'une parente ? Quand vous partirez, je dirai à la vieille jardinière de vous faire un grand bouquet.

— Êtes-vous folle ?

— Comment, folle ?

— Ce ne sont pas les fleurs que j'aime, mais celle qui les a tenues.

— On aime ses parents, cela va sans dire.

— Il ne s'agit pas d'aimer sa parenté, mais de s'aimer comme mari et femme.

— Quelle est donc la différence ?

— C'est de partager, la nuit, la natte et l'oreiller.

La jeune fille réfléchit un instant, la tête penchée, et dit :

— Je n'ai pas l'habitude de dormir avec un jeune homme.

La servante, à ce moment, s'approcha furtivement, et Wang effrayé s'éloigna.

Un moment après il retrouvait la petite Ning auprès de madame Ts'in qui la grondait de son retard.

— J'étais au jardin, et je causais avec monsieur Wang.

— C'était bien le moment ! Le dîner est prêt. Quelle bavarde !

— Mon cousin me demandait de coucher avec lui...

Wang épouvanté lui fit de si gros yeux qu'elle s'arrêta avec un léger rire. Par bonheur madame Ts'in n'avait pas compris, mais elle questionnait avec instance. Wang inventa une autre réponse, et gronda tout bas la jeune fille.

— Il ne faut donc pas parler de cela ? dit-elle, surprise.

— On en parle quand il n'y a personne.

— Personne d'étranger, mais pourquoi s'en cacher à sa mère ?

Wang resta sans réponse. Le repas finissait quand des domestiques de la maison de Wang arrivèrent avec deux chevaux pour le ramener. C'est sur le conseil du cousin Wou que sa mère, très inquiète depuis son départ, l'avait fait chercher dans cette direction. Wang demanda à madame Ts'in la permission d'emmener la jeune fille pour la présenter à sa mère ; madame Ts'in y consentit bien volontiers.

Madame Wang ne fut pas peu surprise de voir arriver avec son fils une charmante jeune fille.

— C'est ma cousine, dit Wang.

— Mais ce que vous a raconté votre cousin Wou était de son invention. Je ne me connais ni sœur ni nièce.

Cependant, au nom de Ts'in, elle examina la jeune fille de plus près.

— J'ai eu en effet, dit-elle, une sœur mariée dans la famille Ts'in, mais elle est morte depuis longtemps. Cependant cette enfant lui ressemble.

Monsieur Wou, qui vint sur ces entrefaites, réfléchit un moment, puis dit :

— Cette jeune fille ne s'appelle-t-elle pas la petite Ning ?

— Comment le savez-vous ? dit Wang.

— Après la mort de votre tante, reprit Wou, son mari, monsieur Ts'in, resté veuf, céda aux charmes d'une ogresse et mourut bientôt d'épuisement, mais l'ogresse eut une fille qu'on appela la petite Ning. Elle reposait sur le lit, dans ses langes, et les gens de la maison l'ont bien vue. Après la mort de monsieur Ts'in, l'ogresse venait la voir de temps à autre, elle avait même collé au mur une formule magique. Un jour, elle emmena l'enfant et disparut. Voilà l'histoire.

Monsieur Wou entreprit alors d'aller voir lui-même le village et la maison de la jeune fille, mais il n'en trouva pas trace dans la montagne, envahie à perte de vue d'une végétation luxuriante, non plus que du tombeau de sa tante qui devait être dans le voisinage. Quand madame Wang apprit à la petite Ning la disparition de son foyer, elle ne témoigna aucune émotion et se contenta de rire comme une sotte ; c'était à n'y rien comprendre. Madame Wang lui fit mettre un lit dans la chambre des femmes de la maison. Au matin, elle vint la voir et la trouva occupée à des ouvrages de femme, très adroite et appliquée. Mais elle riait toujours ; si on cherchait à l'arrêter, elle riait plus fort. Ses compagnes l'aimaient bien, femmes et jeunes filles du voisinage venaient la voir à l'envi. Madame Wang gardait un doute. Elle l'examina au soleil et constata que son ombre correspondait entièrement avec la forme de son corps. Elle fut alors certaine que ce n'était pas un démon, et consentit au mariage.

La petite Ning fut encore prise du fou rire sous sa belle parure, au jour des noces. De crainte qu'en sa simplicité elle ne trahît les intimités de la chambre et ses secrets de femme, son mari lui interdit de prononcer un mot à ce sujet. Si madame Wang était fâchée, la jeune femme n'avait qu'à rire pour la dérider. Si une servante pour quelque faute vénielle craignait d'être punie, elle lui demandait d'aller en parler à madame Wang, et la punition était levée. Elle adorait les fleurs et allait en demander dans tout le voisinage ; elle mettait ses épingles d'or en gage pour se procurer de belles espèces. Au bout de quelques mois, le perron et les murs étaient garnis de plantes grimpantes, toujours en fleurs.

Au fond de la cour, il y avait un acacia qui touchait à la propriété voisine. La petite Ning aimait à y grimper pour s'amuser à mettre et ôter ses épingles. Madame Wang l'avait grondée pour cela, mais sans succès. Un jour le fils du voisin l'aperçut et demeura en contemplation devant elle, la tête renversée en arrière. La jeune femme se mit à rire. Il crut qu'elle l'encourageait, et la regarda avec passion. Ning lui indiqua du doigt le pied du mur et descendit, riant toujours. Le soir, le jeune homme fut exact au rendez-vous et y trouva sa nouvelle amie. Il se saisit d'elle aussitôt, mais au lieu même du plaisir, une douleur suraiguë le transperça jusqu'au cœur et le jeta à terre, criant à tue-tête. Son père et sa mère accoururent. On s'aperçut que l'objet qu'il avait pris dans ses bras n'était pas une femme, mais une pièce de bois percée d'un trou d'où sortit un scorpion gros comme un crabe, cause de tout le mal. La piqûre était si grave que le jeune homme mourut dans la nuit. La famille porta plainte contre Wang, responsable des maléfices de sa femme.

Il put heureusement établir que le fils du voisin s'était rendu coupable de séduction et de violence, et l'affaire s'arrangea. Mais la petite Ning fut sévèrement tancée par madame Wang pour cette étourderie.

— Vous êtes vraiment trop sotte, lui dit-elle, et tel qui rit à l'excès aujourd'hui versera des larmes amères demain. Supposez que l'affaire ne se soit pas arrangée, quelle honte pour moi !

La jeune femme était devenue sérieuse ; on ne la voyait plus jamais rire ; craignant d'être allée trop loin, madame Wang lui dit :

— Personne ne s'interdit de rire, il suffit de prendre son temps.

Mais la jeune femme avait renoncé au rire pour toujours ; même si on essayait de la faire rire, elle restait sérieuse ; mais jamais non plus on ne la voyait de mauvaise humeur.

Un soir elle vint à son mari, toute en larmes, et lui avoua qu'elle était en effet la fille d'une ogresse.

— J'ai confiance en vous maintenant, ajouta-t-elle, je vois que votre mère et vous m'aimez de tout votre cœur, et qu'on peut tout vous dire.

Elle lui parla alors de sa mère adoptive, morte depuis dix ans, et dont la sépulture était abandonnée dans la montagne. Le lendemain, ils partirent ensemble, retrouvèrent la tombe sur les indications de Ning, et rapportèrent le corps pour le déposer dans le tombeau de la famille Ts'in. La nuit suivante, ils virent tous deux en rêve la vieille dame appuyée sur son bâton, qui venait les remercier. Wang, au réveil, regrettait qu'elle ne fût pas restée.

— C'est un fantôme, dit Ning. Les hommes vivants ont en eux trop de principe positif pour qu'elle puisse supporter longtemps leur présence.

Elle lui apprit encore que la servante était aussi ogresse.

L'année suivante, Ning mit au monde un fils. Quand elle le portait dans ses bras, il n'avait peur de personne et souriait aux étrangers : il tenait, disait-on, de sa mère.

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