7 janv. 2015

Contes magiques d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)

La fresque

Meng Loung-t'an et Tchou Hiao-kien étaient deux jeunes lettrés du Kiang-si qui se rendaient de compagnie à la capitale. Chemin faisant, ils visitaient les monuments anciens et curieux. C'est ainsi qu'ils remarquèrent un jour, à quelque distance de la route, une pagode bouddhique :

— Elle a l'air bien pauvre, dit Meng.

— On y signale des peintures remarquables, répondit Tchou qui aimait les arts.

Ils se dirigèrent donc de ce côté. C'était une petite chapelle, humble à voir avec son toit délabré. Mais déjà un vieux bonze qui les avait aperçus par les interstices de la tenture baissée devant la porte, s'avançait vers eux en rajustant les haillons dont il était couvert, et leur offrait ses services. Ils entrèrent à sa suite dans le sanctuaire et furent éblouis.

Au milieu, la statue de l'un des Boddhisatvas ou Bouddhas futurs, Tcheu-koung, au visage brillant comme un miroir. Aux murs, de part et d'autre, des peintures à fresque d'un éclat merveilleux, et d'une vérité qui leur donnait les apparences de la vie. Du côté de l'est, on voyait les Filles du ciel, que les Hindous appellent Apsaras, et qui sont chargées de répandre les fleurs de la Réincarnation. Ces fleurs descendent de ciel en ciel et quand elles atteignent un Boddhisatva tombent jusqu'à terre pour donner naissance au corps de sa dernière existence ; mais les Grands Disciples les arrêtent au passage, parce que leur temps d'épreuve est terminé.

Le vieux bonze donnait ces explications à Meng, mais déjà Tchou ne les entendait plus que comme un murmure, perdu dans la contemplation d'une des Apsaras : les cheveux tombant sur les épaules à la façon des jeunes filles de la terre, elle tenait du bout des doigts ses fleurs, et souriait à peine. Ses lèvres, roses comme une cerise, semblaient sur le point de parler, ses yeux, de laisser filtrer leurs regards. Et voilà que tout à coup, par l'effet de la force spirituelle, Tchou se sentit soulevé dans les airs et porté jusqu'à la muraille.

Devant lui s'étendaient, à perte de vue, pagodes et tourelles, sans aucune ressemblance avec celles de ce monde. Un vieux bonze, sur sa chaire, la manche droite laissant le bras nu selon l'usage, prêchait devant un nombreux auditoire. Tchou se mêla, pour l'écouter, à la foule, mais presque aussitôt il se sentit doucement tiré par le pan de sa robe. Il se retourna vivement : c'était la Fille du ciel aux cheveux dénoués qui déjà s'en allait en lui souriant de côté. Il la suivit. Passant une barrière, elle entra dans un petit pavillon. Tchou n'osait aller plus loin. Elle s'en aperçut, et tournant la tête, elle éleva les fleurs qu'elle tenait en ses mains, comme pour lui faire signe de venir.

Ils étaient seuls dans le pavillon. Il la prit par la taille. C'est à peine si elle tenta de résister. En un instant, il était parvenu au comble du bonheur. Elle partit en l'enfermant, non sans lui recommander ne ne pas faire de bruit jusqu'à son retour.

Elle revint le lendemain. Mais elle n'avait pas encore refermé la porte que ses compagnes, les autres Apsaras, envahissaient la chambre en un joyeux tumulte. Tchou se cacha bien vite sous le lit, mais elles n'eurent pas de peine à l'y apercevoir.

— Sera-ce une fille ou un garçon ? disaient-elles. Et qu'est-ce que ces cheveux bouclés, bons pour une jeune fille ? Voilà des épingles pour en faire un chignon comme en portent les femmes mariées.

La petite ne répondait rien, toute confuse. Une de ses camarades eut pitié d'elle :

— Ne restons pas trop, nous serions indiscrètes.

Elles partirent toutes comme elles étaient venues, avec de grands éclats de rire.

Tchou, sortant de sa cachette, vit son amie coiffée d'un haut chignon et de deux coques en ailes de phénix et la trouva plus jolie encore. Elle était seule. Cette fois il la provoqua doucement au plaisir, en goûtant les délices d'un secret parfum de musc. Ils n'étaient pas encore au terme de la félicité, qu'au dehors un bruit de bottes et un fracas de chaînes se faisaient entendre, mêlés à un murmure de voix indistinctes. La Fille du ciel se leva d'un bond, et tous deux regardant par une fente de la porte, aperçurent un Gardien céleste, cuirassé d'or, au visage d'un noir de laque, agitant des paquets de chaînes. Les Apsaras se pressaient autour de lui.

— Êtes-vous toutes là ? demandait-il.

— Oui, oui, répondaient-elles.

— C'est que si, d'aventure, une de vous cachait un être du monde inférieur, tous deux auraient la tête tranchée sans merci.

— Mais non, mais non, s'écrièrent-elles d'une voix.

Le Gardien, cependant, revenait sur ses pas, l'air inquiet et soupçonneux. Pâle comme une morte, la Fille du ciel dit en tremblant à son compagnon :

— Cachez-vous vite !

Et, ouvrant une lucarne, au haut de la cloison, elle s'y glissa et disparut.

Tchou, caché de nouveau sous le lit, retenait son souffle. Il entendit, terrifié, les lourdes bottes s'approcher, sonner sur le parquet de la chambre, sortir, s'éloigner. Il reprit alors un peu de courage, mais, au dehors, il y avait toujours des allées et venues, des voix confuses. Courbé en deux, il avait des bourdonnements dans les oreilles et du feu dans les yeux. Il n'y pouvait plus tenir, quand il perçut distinctement ces mots :

— À force d'attendre le retour de son amie, il ne sait plus d'où il est venu lui-même.

Pendant ce temps-là, Meng Loung-t'an, jetant un regard en arrière, s'était aperçu, à sa grande surprise, de la disparition de son ami. Il interrompit le discours du bonze pour le prendre à témoin de cette absence extraordinaire.

— Il est allé au prêche, répondit l'autre, avec un singulier sourire.

— Quel prêche ? Où cela ?

— Pas loin d'ici.

Se rapprochant du mur, il y heurta du doigt en appelant Tchou par son nom :

— Bon seigneur Tchou, où vous attardez-vous ainsi ?

Alors on vit paraître le jeune homme dans la peinture, immobile, la tête penchée, prêtant l'oreille. Le bonze reprit :

— Venez donc, vous faites attendre votre ami.

Tchou se détacha du mur et vint s'abattre auprès d'eux, étourdi, chancelant : au moment où le bonze frappait le mur, il avait entendu comme un coup de tonnerre qui l'avait brusquement tiré de sa retraite.

Quand il se retrouva sur le sol, son premier regard fut pour la Fille du ciel. O prodige ! Elle n'avait plus les cheveux répandus sur les épaules ; ils étaient relevés en un haut chignon, avec deux coques en ailes de phénix sur les tempes. Tout haletant, il la désigna du doigt au bonze qui se contenta de répondre, en souriant encore :

— L'homme fait le miracle à sa mesure. Quant à vous l'expliquer, ce n'est pas mon affaire.

Tchou sortit de la chapelle en s'appuyant au bras de son ami, à peine moins effrayé que lui, et demeura longtemps comme absent de soi-même.

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