7 janv. 2015

Contes magiques d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"

Traduction de Louis Laloy (1874-1944)
d'après l'ancien texte chinois de l'"Immortel en exil"
L'édition d'art, H. Piazza, Paris, 1925, 216 pages.


Le lettré Foung-yang

Un lettré du nom de Foung-yang était parti pour un voyage d'études qui devait durer six mois. Au bout de dix mois, on n'avait encore aucune nouvelle de lui, et sa femme était très inquiète.

Une nuit qu'elle allait se mettre au lit, elle aperçut une ombre sur le store éclairé par la lune. Avant qu'elle fût remise de son émotion, le store était soulevé, une jolie fille en robe violette, des perles aux cheveux, entrait et lui adressait la parole en souriant :

— Voulez-vous voir votre mari ? Venez avec moi.

La pauvre femme hésitait encore.

— N'ayez donc pas peur, dit la jeune fille en la prenant par la main.

Et les voilà parties dans la clarté lunaire.

La jeune fille marchait vite, la femme avait peine à la suivre, parce que ses souliers la faisaient souffrir. La jeune fille lui prêta les siens qui lui donnèrent des ailes. Bientôt elles aperçurent le lettré qui venait à elles, monté sur un mulet blanc. Il parut fort surpris de voir sa femme et s'empressa de mettre pied à terre pour lui parler.

— J'allais vous voir, dit-elle.

Il désigna alors la jeune fille, mais sa femme n'eut pas le temps de répondre : la jeune fille lui mit la main sur la bouche en riant et dit :

— Ne la questionnez pas, elle est fatiguée et vous aussi devez être fatigué, et votre monture aussi. Venez donc vous reposer chez moi, j'habite tout près d'ici, et demain il sera temps de vous remettre en route.

Quelques pas plus loin ils trouvèrent en effet un village et entrèrent dans une cour. À l'appel de la jeune fille une servante sortit :

— Il y a clair de lune cette nuit, dit-elle, inutile d'allumer une lanterne. Vous trouverez sur cette terrasse des bancs de pierre pour vous asseoir.

Le lettré attacha son mulet à l'avant-toit et ils s'assirent. Une collation était servie.

— Puisque après une longue absence les deux phénix sont réunis, dit la jeune fille, permettez-moi de boire à leur santé.

Le lettré lui rendit raison, bientôt la conversation devint enjouée, et même libre. Il dévorait des yeux la jeune fille et ne cessait de lui dire des douceurs. Si, par accident, son regard rencontrait sa femme, il ne trouvait même pas une froide parole à lui adresser. Les beaux yeux de la jeune fille s'attendrissaient, elle risquait des sous-entendus pleins de promesses, et la femme assise à l'écart feignait de ne rien comprendre. L'entretien devenait de plus en plus familier. Comme la jeune fille présentait au lettré une nouvelle coupe à vider, il dit qu'il avait assez bu. Elle insistait.

— J'y consens, dit-il enfin, mais vous me chanterez une chanson.

Elle ne se fit pas prier, et frappant les cordes du luth d'une lame d'ivoire, elle chanta ainsi :

Au crépuscule j'achève de déposer ma parure, — La fraîcheur du vent d'ouest passe au travers des stores, — J'entends un murmure. — L'une après l'autre de fines ondées tombent. — Je n'ai personne à qui donner mon chant. — Ma pensée fend les flots d'automne, — Je ne le vois pas revenir. — Mes larmes pleuvent comme la graine du chanvre. — C'est à lui que je pense, — C'est lui que je regrette. — Jetant en l'air mon soulier brodé de rouge, — Je demande au sort s'il reviendra.

— Ce n'est, ajouta-t-elle, qu'une chanson populaire, bien indigne de vous, mais elle est à la mode aujourd'hui, et je ne puis mieux faire.

L'air était lascif, l'accent provocant, le lettré en fut si troublé qu'il avait peine à se contenir. Alors la jeune fille fit semblant d'avoir sommeil ; elle quitta la table ; le lettré se leva et la suivit. Comme ils tardaient à revenir, la servante fatiguée alla se coucher sous la vérandah. La femme restée seule, accablée d'humiliation et de douleur, songeait à rentrer chez elle, mais la nuit s'était obscurcie et elle ne se souvenait plus de la route. Elle allait et venait sans savoir que décider, quand elle eut l'idée de s'approcher de la fenêtre. Elle entendit, à l'intérieur, un bruit étouffé qui ne laissait aucun doute, et comme elle prêtait l'oreille, elle reconnut, d'après ses souvenirs personnels, son mari. C'en était trop ; ses mains tremblaient, son cœur battait. Plutôt que de rester là, elle voulut sortir et se cacher dans le fossé de la route pour y mourir en paix. Elle aperçut alors son frère San-leang qui passait à cheval sur la route. Il descendit, et dès qu'elle lui eut dit ce qui se passait, entra dans la cour avec elle, indigné. La porte de la maison était fermée, et l'on entendait à l'intérieur, comme un gazouillement, les doux propos de l'oreiller. San-leang prit alors une pierre grosse comme un boisseau et la lança dans la fenêtre, dont la barre fut brisée en plusieurs morceaux. On cria de l'intérieur :

— Il a la tête cassée ! Malheur !

À ces mots, la femme du lettré fondit en larmes :

— Je ne vous avais pas demandé de le tuer. Qu'allons-nous devenir ?

Mais San-leang lui jeta un regard furieux :

— Vous m'avez supplié de venir et j'ai eu pitié de votre chagrin. Voilà que vous prenez le parti de votre mari contre votre frère ? Je ne suis pas d'humeur à suivre les caprices d'une femme.

Et il voulut partir, mais elle le retint par son vêtement :

— Si vous ne m'emmenez pas avec vous, que va-t-il m'arriver ?

Mais San-leang se débarrassant de son étreinte, la jeta à terre. C'est alors seulement qu'elle s'éveilla et reconnut que ce n'était qu'un rêve.

Le jour suivant elle demeura muette de surprise en voyant revenir son mari, monté sur un mulet blanc. Il se trouva qu'il avait fait lui-même, cette nuit-là, un rêve qui s'accordait point par point avec celui que sa femme lui racontait. San-leang survint pour voir son beau-frère ; son premier mot fut :

— J'avais rêvé, la nuit dernière, que vous reveniez, et vous voici ; cela m'étonne.

— Heureusement, repartit en souriant Foung-yang, que vous ne m'avez pas tué avec votre grosse pierre.

— Comment le savez-vous ? dit San-leang.

Les trois rêves s'accordaient ; mais on ne sut jamais qui pouvait être la jeune fille.

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